La langue de Darmanin

Quelques remarques après l’intervention de Macron sur "C à vous" le 20 décembre 2023...

C’est dans la langue que se prépare toute politique illibérale. Il y a donc lieu de s’inquiéter des récentes créations verbales de nos gouvernants.
"Islamo-gauchisme","éco-terrorisme","black-bourges", forgés par les ministres Vidal et Darmanin sont autant de termes qui pulvérisent le débat en convoquant, au mépris de toute discursivité, les affects de peur et de haine. Argumenter relevant du terrorisme, cette fois "intellectuel", on les assènera en réponse à toute proposition critique qu’il s’agit non de discuter mais d’invalider par la disqualification de ses auteurs. Ces formules sont en fait des matraques verbales propres à neutraliser la controverse.

L’inventivité de nos ministres doit être relativisée. Ces créations ont leur modèle dans les totalitarismes historiques où elles ont toujours servi à préparer ou justifier une répression. Sans surprise, la création du terme "éco-terrorisme" par le ministre Darmanin a été bientôt suivie de la création de nouveaux délits autorisant à poursuivre comme délinquants les défenseurs de la cause climatique.

La formation du syntagme "éco-terrorisme " reproduit un geste classique des régimes autoritaires, qui consiste à assimiler les revendications politiques à des actes de subversion ; celui de "black-bourges" est plus original. Le terme purement descriptif "bloc" s’efface et permet à celui de "black" de dégager toutes ses connotations négatives implicites, casseur, gauchiste, voyou... Le choix de "bourges" peut surprendre. "Bourge" nomme ici l’autre de celui qui dans la rhétorique d’extrême droite se revendique comme "peuple". Les membres des forces de l’ordre sont par ailleurs présentés par Darmanin comme "les filles et les fils du peuple", des " mères et pères de famille" en but à la sauvagerie des blocs. Ainsi se construit une opposition entre une ultra-gauche violente soutenue par des fils à papa et un peuple épris de l’ordre et qui en assure la défense.
Une autre vertu de ces nominations est qu’elles taisent autant qu’elles désignent. Le syntagme black-bourges a ainsi pour effet de passer sous silence la violence venue de l’extrême droite.

La nomination (dis)qualifiante est le fonds de la rhétorique darmanienne. Il peut s’agir d’associer des termes pour cumuler leur négativité (black-bourges) ou sur le mode de l’amalgame transférer sur l’un le discrédit de l’autre (éco-terrorisme), mais aussi de procéder par dissociation lorsque le ministre entreprend de classer les migrants en "gentils" et "méchants", "gentil" étant en fait un euphémisme pour utile ou plutôt utilisable et si possible corvéable, si bien que le gentil en perte d’emploi se retrouve aussitôt dans la classe des méchants. Pour le pouvoir l’intérêt du distinguo est double : d’une part il permet de désolidariser les migrants et d’autre part d’identifier dans un nouvel amalgame sans emploi et délinquant.

Les qualificatifs (dé)valorisants comme "gentil" ou "méchant" ne sont pas seulement des niaiseries moralisatrices qui font injure au droit et à l’éthique. Le flou de leur signification permet de gommer tout trait objectif propre à soutenir une revendication ou même un simple questionnement. La réalité de la condition de migrant est totalement oblitérée par ces étiquettes réductrices. En fait de droit, il faudra donc se contenter de l’ archaïque loi du Talion : "être gentil avec les gentils, méchant avec les méchants".

Le flou dénotatif des nominations darmaniennes présente un autre intérêt : elles se prêtent à toutes les extensions référentielles possibles. Un chercheur se donnant l’islam comme objet d’étude, un militant activement engagé pour la cause climatique, un simple manifestant pourront à peu de frais se ranger dans ces catégories.

Le glissement est en fait déjà engagé. À partir de la dénonciation de l’ultra-gauche, dont la définition est déjà en soi assez élastique, on passe très facilement à celle de l’extrême gauche et avec un pas de plus à celle d’un parti de gauche, la France Insoumise, dont les députés "ont leurs entrées à l’assemblée nationale". La formule laisse supposer qu’ils suivent sournoisement quelque stratégie entriste dont le but est par contre ouvertement pointé : transformer l’assemblée en ZAD. De glissement en glissement, le ministre peut finalement sans rire attribuer à Mélenchon, ainsi rapproché de "casseurs professionnels" qui "veulent tuer du flic", l’intention de faire la "révolution". La focalisation sur les acteurs autorise à s’affranchir des faits pour dénoncer des intentions.

Les nominations darmaniennes ont pour effet de brouiller les positions et pour intention de rendre inaudible toute critique par la disqualification de ceux qui la portent. La focalisation sur les acteurs, au détriment des énoncés, reconfigure les rapports de force sur un mode défensif, voire paranoïaque. L’enjeu de out débat, vidé de substance passe à la trappe. Pour Darmanin,"le sujet, c’est pas les bassines ou les retraites, le sujet, c’est l’ultragauche qui infiltre les manifestations."

La stratégie de la droite pour accéder et se maintenir au pouvoir, fut pendant un temps de diaboliser le front national (puis le R.N.) et de s’en démarquer bien qu’étant de plus en plus poreuse à ses idées ; il s’est agi ensuite d’assimiler et renvoyer dos à dos les extrêmes, présentés comme également dangereux pour la stabilité républicaine. Darmanin semble ouvrir une autre stratégie : d’un côté construire la figure d’une gauche ultra-violente et séditieuse, de l’autre parler à sa place le langage de l’extrême droite et la neutraliser en lui retirant les mots de la bouche : tout aura déjà été dit et, si nous n’y prenons pas garde, déjà fait.

FQ
26/04/2023

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