La révolution aujourd’hui

Article paru dans le numéro hors-série de Politis (n° 65 décembre 2016) : Révolution(s)"

par Pierre Khalfa,coprésident de la fondation Copernic et membre du conseil scientifique d’Attac

Dans son acception politique moderne, le mot « révolution » date du 18ème siècle et en particulier de la nuit du 14 ou 15 juillet 1789. A Louis XVI qui parlait de révolte à propos de la prise de la Bastille, le duc de La Rochefoucault-Liancourt répondit par cette sentence célèbre : « non sire, c’est une révolution ». Le mot renvoie ainsi à un changement radical. Cette idée se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale : d’une part, face à l’état actuel du monde, un changement radical apparaît de plus en plus nécessaire, d’autant plus que les classes dirigeantes semblent hermétiques à toute idée de compromis ; mais, d’autre part, le bilan des révolutions du 20ème siècle a mis en crise profonde l’idée même de révolution. Il nous faut en conséquence revisiter le sens de ce mot et ce, sur trois points : la question de la stratégie et donc de la violence, celle du sujet révolutionnaire et celle de la société que nous voulons.
La question de la stratégie renvoie d’abord à celle de rupture. La tradition du marxisme révolutionnaire fait de la prise du pouvoir politique le verrou préalable à faire sauter avant de pouvoir engager un processus d’émancipation. Or cela n’a pas été le cas. La société capitaliste a vu naître en son sein de multiples processus de rupture plus ou moins importante avec la logique du capital : que l’on pense à la dynamique historique de socialisation du salaire qui a mis à mal la volonté du capital de faire de la force de travail une simple marchandise - avec le système de retraite par répartition et un système de santé où s’applique le principe « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » -, ou à l’éducation et plus globalement aux services publics, aux SCOP, aux logiciels libres... toutes choses, et non des moindres, en rupture avec la logique marchande et porteuses d’émancipation.
Certes, dans une société où la finance triomphe et où le marché se veut universel, toutes ces conquêtes apparaissent fragiles et sont attaquées en permanence. Mais leur existence sur le long terme montre que la prise du pouvoir politique n’est pas la condition sine qua non de toute transformation sociale. Cependant la question du pouvoir politique demeure. D’abord parce que ces conquêtes restent précaires Ensuite parce qu’il est illusoire que croire que les classes dirigeantes se laisseront grignoter petit à petit. Enfin parce que si nous voulons donner à cette transformation toute l’ampleur nécessaire et faire bifurquer la société, le levier du pouvoir politique est indispensable. Cela suppose, à un moment donné, une épreuve de force. Mais nous sommes plus aujourd’hui dans une stratégie gramscienne que léniniste.
C’est dans ce cadre qu’il faut poser la question de la violence. Toute transformation sociale émancipatrice suppose la création de rapports de forces et une épreuve de force ne peut jamais écarter la question de la violence. Mais l’expérience historique nous montre à quel point les moyens et les fins sont irréductiblement liés. La violence n’est pas simplement un moyen technique que l’on pourra ensuite facilement remiser dans un placard. Elle façonne les individus et les sociétés. Cela pousse à se prononcer clairement pour une stratégie non violente, ce qui ne veut pas dire que la violence ne puisse être employée tactiquement à un moment donné, étant donné qu’il est assez peu probable que les classes dirigeantes cèdent la place sans employer tous les moyens qu’elles ont à leur disposition.
Se prononcer pour une stratégie non violente permet de rompre clairement avec une valorisation de la violence, qui a amené la gauche radicale à des comportements catastrophiques, et de mieux mettre en évidence que l’emploi de la violence est d’abord et avant tout le fait des classes dominantes.

La notion de sujet révolutionnaire a-t-elle encore un sens ? L’idée que seul le prolétariat, réduit très rapidement à la notion sociologique de classe ouvrière, peut être l’instrument du renversement du capitalisme et de la construction d’une société sans classe a été historiquement largement dominante. Une conception qui ne se vérifiera que très partiellement, la paysannerie comme de nombreuses couches urbaines ayant joué – dans des configurations très différentes d’une situation à l’autre – un rôle déterminant dans ces processus. Mais c’est surtout une conception dont découle une hiérarchisation des combats et des priorités. Le féminisme, les questions environnementales ou les
intellectuels seront ainsi historiquement subordonnés à la question sociale, et aux organisations qui la représentent.
Or il y a une multiplicité d’oppressions qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si cette dernière reste cruciale. De plus, la domination du capital ne se réduit pas à la sphère des rapports de production, mais vise la société tout entière. Il y a une multiplicité d’oppressions qui ne peuvent se réduire à la seule opposition capital/travail, même si cette dernière reste cruciale. De plus, la domination du capital ne se réduit pas à la sphère des rapports de production, mais vise la société tout entière. Une même personne peut à la fois être exploitée par le capital, opprimée par d’autres exploités ou en opprimer d’autres et prise dans des configurations discriminantes. Dans le combat émancipateur, des orientations et des pratiques différentes peuvent tout à fait cohabiter, des voies multiples être explorées, des terrains disparates occupés. Lutter par exemple pour le développement du commerce équitable, les droits des femmes, l’abolition de la dette, les taxes globales, les droits sociaux, les normes écologiques... n’est pas en général le fait des mêmes acteurs, mais peuvent participer d’un « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses » selon la définition que Marx donnait du communisme dans L’idéologie allemande. Un mouvement d’émancipation ne peut donc être que « non classiste » et hétérogène, ce qui pose des problèmes stratégiques inédits. Comment construire une cohérence stratégique si aucun acteur particulier (le prolétariat, le parti...) ne peut la donner a priori, comment construire un projet d’émancipation qui tienne compte de la multiplicité croisée des oppressions, et quel rôle pour une organisation politique ?

L’idée de révolution renvoie à celle de la table rase. « Du passé faisons table rase » chante l’Internationale. Or, on ne fait jamais table rase du passé, tout simplement parce que celui-ci est massivement là dans le présent, non seulement d’un point de vue matériel, mais aussi dans la structure psychique des individus et dans leur comportement.
Comment alors changer la société si les individus qui doivent la changer sont eux-mêmes le produit de cette société ? De multiples réponses ont été données à cette question qui vont de l’éducation - mais qui éduquera les éducateurs, demande Marx dans les thèses sur Feuerbach ? – au rôle du parti d’avant-garde porteur de la vérité du « socialisme scientifique ». Marx donne un début de réponse dans la troisième thèse sur Feuerbach que l’on peut résumer ainsi : les individus se transforment en transformant les circonstances dans lesquelles ils se trouvent.
La prise de conscience de la crise écologique transforme la vision du futur. Il faut en particulier abandonner la promesse d’une société d’abondance de biens matériels, « chacun puisera librement selon ses besoins » disait Lénine dans L’État et la révolution. Cette société d’abondance serait permise par le développement illimité des forces productives qui seraient à l’heure actuelle entravées par les rapports de production capitaliste. Outre son caractère utopique, une telle conception est aujourd’hui intenable pour des raisons écologiques. La société devra faire des choix, ce qui suppose des débats contradictoires, des conflits, et une méthode pour les résoudre, la démocratie, conçue comme la participation de toutes et tous à tout pouvoir existant dans la société, qui devient le moyen et la fin de l’action politique émancipatrice.