Donner un statut à l’entreprise pour reconnaître le travail

11 JANV. 2018 PAR LES INVITÉS DE MEDIAPART

Alors que le gouvernement se propose de revoir la définition juridique des sociétés, vieille de 200 ans, pourquoi ne pas saisir l’opportunité donner un statut à l’entreprise afin de mettre sur un même pied d’égalité économique, l’objectif de la valorisation des capitaux et l’objectif de valorisation des forces de travail, interroge l’économiste François Morin ?

( François Morin est économiste, professeur émérite de sciences économiques à l’université de Toulouse I )

Le toilettage des articles 1832 et 1833 du code civil engagé par le gouvernement et le Président de la République s’annonce extrêmement périlleux en raison des enjeux économiques et sociaux considérables qui s’y trouvent attachés. Une partie du patronat, et le Medef en particulier, en sont tout à fait conscients et se retrouvent par conséquent vent debout à l’idée de retoucher ces deux articles. La raison ? Ces articles sont au cœur du Code des sociétés, ils définissent le cadre institutionnel et organisationnel des firmes de type capitalistique, soit l’essentiel de notre vie en société. Le tour de force que réalisent ces deux articles depuis maintenant plus de deux cent ans est de définir ce qu’est une « société », mais en faisant totalement l’impasse sur ce qu’est une « entreprise », pourtant vocable commun pour désigner un acteur central de la vie économique.

Dans la législation française en effet, la « société » est une réalité instituée par le droit et a pour origine un contrat entre ceux qui s’y associent. A contrario, « l’entreprise » n’a pas d’existence juridique en tant qu’organisation, car elle n’est pas instituée par le droit ; elle n’a par conséquent aucun contour défini ni sur ce plan organisationnel, ni sur le plan social. Il en découle depuis toujours beaucoup de confusions dans la définition de ce qu’on croit être une entreprise ou encore dans la définition de ce qui pourrait être une « entreprise » dans une vision réformatrice.

Que dit précisément le code civil à travers son article 1832 ?

Le droit ne saisit que la « société », personnalité morale, qui peut agir seule ou, dans la plupart des cas, avec d’autres sociétés à qui elle apporte du capital, donnant ainsi naissance à des groupes qui n’ont pas non plus de réalité juridique en tant que tels. Mais on sait l’importance de la réalité économique de ces groupes. Par exemple, ce que l’on appelle communément « grande entreprise » est en réalité un groupe de sociétés avec des sociétés-filiales et une société-mère qui lui donne sa cohérence organisationnelle. Il serait absurde de considérer ces filiales comme autant d’entreprises, puisque cela reviendrait à dire qu’une entreprise pourrait être constituée de plusieurs entreprises. Ce qu’il faudrait saisir juridiquement est par exemple la réalité de ces groupes de sociétés, ce que le droit ne fait pas.

Par ailleurs, dans l’approche juridique de la société, le travail est absent. Cela résulte très clairement de l’article du code civil qui retient ici notre attention et qui prévoit seulement le contrat de société :

Art. 1832 C. Civ : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter.

Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne.

Les associés s’engagent à contribuer aux pertes ».

On le constate immédiatement, l’entreprise dont il est question dans l’article 1832, est seulement le projet des associés et non pas l’organisation mise en œuvre pour le réaliser. Surtout, ce texte n’incorpore pas dans sa définition le travail : il ne conçoit les apports des associés à la société que sous forme de « biens » ou « d’industrie », mais aucunement de « forces de travail ». Or, pourtant, le travail est omniprésent, de fait, pour la réalisation de ce projet ...

En droit, la société - personne morale - peut effectivement conclure des contrats de travail, mais ils demeurent entièrement extérieurs à la société quelles que soient par ailleurs les règles juridiques qui organisent les relations entre la collectivité des salariés et la société employeur (ou le groupe de sociétés)[1]. Ainsi, comme organisation productive faisant appel à du travail, « l’entreprise » n’est pas non plus instituée par le droit.

Le débat qui s’ouvre dans les prochaines semaines pourrait être une occasion unique de faire avancer l’idée d’instituer juridiquement l’entreprise et par là-même incorporer dans sa définition à coté des apports en capitaux, les apports en forces de travail. Ce qui évidemment change tout.

Critique de l’article 1832 et de ses effets