Bruno Latour : « Les Gilets jaunes sont des migrants de l’intérieur quittés par leur pays »

16 février 2019 / Entretien avec Bruno Latour

Qu’est-ce que le mouvement des Gilets jaunes révèle de l’épuisement de l’organisation politique et économique de notre société ? Quel est le rôle de l’État ? De la société civile ? Quelle place occupe l’écologie dans la transformation de la société ? Dans cet entretien, Bruno Latour livre ses réflexions sur ce moment politique « enthousiasmant ».

Bruno Latour est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences.

Reporterre — Vous avez vécu Mai 68 à Dijon. Y a-t-il un rapport entre Mai 68 et les Gilets jaunes ?

Bruno Latour — Très peu. En 1968, on était dans la politique d’inspiration, de changement de société. Là, on est dans quelque chose d’autre, un virage général qui demande un changement beaucoup plus important. En 1968, on était encore dans l’imaginaire qu’on pourrait appeler « révolutionnaire » : la société se prenait comme objet et se transformait en quelque sorte librement — on restait entre humains. C’était déjà complètement impossible, évidemment, mais l’imaginaire révolutionnaire continuait comme en 1789. Et c’est vrai qu’entre 1789 et, disons, 1814, il n’y avait pas eu beaucoup de différences techniques de production matérielle, alors que, pourtant, les changements sociaux avaient été énormes. Alors que maintenant, il faut changer énormément de choses pour satisfaire la plus minuscule des revendications sur le déplacement des voitures et le prix du pétrole ou sur l’alimentation. L’idée d’émancipation de la société par elle-même avait beaucoup plus de plausibilité en 1789, déjà beaucoup moins en 1848, plus du tout en 1968 et absolument plus maintenant. Le poids de la technosphère exige maintenant un changement complet de ce qu’est la politique.

Le système technique contraint la société, donc limite sa liberté de changer ?
Pas simplement la technique, mais la technosphère, c’est-à-dire l’ensemble des décisions qui ont été prises et sont incarnées dans des lois, dans des règlements autant que dans des habitudes et dans des dispositifs matériels. Auparavant, la société était douée « d’autonomie », elle pouvait se transformer elle-même. Aujourd’hui, on dépend d’une vaste infrastructure matérielle qu’on a beaucoup de peine à modifier alors même qu’elle a fait son temps. Autrement dit, le drame est qu’on essaie de transporter un imaginaire révolutionnaire, tout un vocabulaire politique ancien, à une situation totalement différente, qui exige une autre approche, non seulement des activistes mais de l’État.
Il est en fait là pour maintenir la société.
Il ne faut pas demander à l’État plus qu’il ne peut donner. Par essence, il s’appelle un « état », un état de choses. Il résout des problèmes qu’on avait mis en place à l’étape précédente. Il est par définition toujours en retard d’une guerre. S’il n’y a pas eu de société civile active capable de le modifier à un moment donné, l‘État, à l’étape suivante, reste « en l’état » justement, sourd à la situation. La seule question pour moi en ce moment est de savoir si l’on va pouvoir se servir de la crise pour que la société civile s’empare de la situation et plus tard parvienne à « recharger » l’État avec ses nouvelles tâches et de nouvelles pratiques. Mais il ne faut rien en attendre pour l’instant.


Beaucoup de Gilets jaunes disent : « On a des budgets contraints, on doit sortir notre loyer, l’essence pour aller au travail, des traites à payer. Finalement, on n’a aucune marge de manœuvre à la fin du mois. »

Cela reflète la réalisation que ce que le système de production n’est plus là pour émanciper, pour donner des marges de liberté. Donc, la question est : continue-t-on à maintenir l’idée que cela va repartir ou cherche-t-on à sortir du système de production ? Le problème est de savoir quelle politique va avec cela.
Qu’il faille, comme on dit, « changer de système », tout le monde maintenant en ressent la nécessité. Mais avec quels outils politiques ? Dans le « grand débat national », les demandes adressées à l’État sont extrêmement générales, comme si l’État pouvait quelque chose. Ce n’est pas la bonne façon de procéder. L’État est à refaire entièrement pour s’adapter à ces nouvelles situations.
La situation révèle une énergie politique rassurante, mais aussi une façon dépassée de faire de la politique, où l’on se précipite tout de suite pour passer au global, au général. Il est vrai qu’une transformation du système s’impose. Mais le système n’est pas en haut, ce n’est pas l’État, le système est en bas : c’est l’ensemble des conditions dont les gens ont besoin pour subsister. Le moment est celui de ce que j’appelle « atterrissage », qui demande en fait que l’on réalise combien nous sommes dépendants de la planète. Jusqu’ici nous vivions en l’air, en quelque sorte, sur une terre qui n’était pas définie sérieusement. Les questions que posent les Gilets jaunes deviendraient à 100 % écologiques s’ils commençaient à décrire leurs conditions d’existence.