Retraites : la réforme transforme les pensions en « variable d’ajustement des finances publiques »

TRIBUNE

Michaël Zemmour
Enseignant-chercheur à l’université Paris-1, chercheur associé Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques/Liepp, Sciences-Po
Justin Besnard
Pseudonyme d’un fonctionnaire d’administration centrale contraint au droit de réserve, membre du collectif Nos retraites

L’économiste Michaël Zemmour et l’expert de la sécurité sociale Justin Besnard dénoncent, dans une tribune au « Monde », la règle d’équilibre budgétaire contenue dans l’article 1 de la loi organique relative au système universel de retraites, qui transforme de fait un régime « à prestations définies » en régime « à cotisations définies ».


« Si une telle règle avait existé lors de la récession de 2008, des baisses de pensions brutales auraient eu lieu dès 2009 (...), empêchant le système de jouer son rôle d’amortisseur social et de stabilisateur de l’économie » (Photo : mobilisation interprofessionnelle contre la réforme des retraites, le 29 janvier à Paris). JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

Tribune. Le débat public se concentre beaucoup sur les modalités techniques de la réforme, mais le cœur des deux projets de loi, l’un « ordinaire », « instituant un système universel de retraites » (64 articles), et l’autre, « organique », portant sur son financement (5 articles), est passé quasiment inaperçu : l’instauration dans le second d’une « règle d’or » qui ferait basculer dès 2022 la France dans un système où le niveau des pensions (taux de remplacement) n’est plus garanti, mais devient une variable d’ajustement des finances publiques.
Inscrite dans l’article 1 du projet de loi organique de la réforme des retraites, la règle d’or interdit au système tout déficit sur une période glissante de cinq ans – ce qui, en matière de retraite, constitue un horizon très court. D’ apparence anodine, cette règle est une rupture institutionnelle et politique majeure.
En effet dans le cadre actuel, pour le régime général comme pour celui de la fonction publique, le calcul de la retraite en fonction d’un salaire de référence est défini par la loi. Ce système garantit globalement le niveau des pensions, malgré des altérations importantes dues aux réformes passées.
Objectif prioritaire
Si un déficit apparaît, une discussion politique est donc nécessaire pour analyser la source du déficit (structure des recettes, conjoncture, démographie), et évaluer dans quelle mesure il faut, en réponse, refinancer le système, tolérer un déficit temporaire et éventuellement réviser le niveau des prestations ou les critères d’âge.
En cela, notre système est un système à « prestations définies », dans lequel la protection des assurés est un objectif prioritaire.
Avec la règle d’or, le système change de logique. Dès 2022, donc bien avant l’entrée en vigueur du système à point, on bascule dans une logique de « cotisations définies » : ce qui serait garanti ne serait plus le niveau des pensions, mais l’équilibre financier du système.
Combinée à l’opposition radicale du gouvernement et du patronat à toute hausse de cotisations, la règle d’or fonctionne comme un verrou qui met en permanence sous pression le niveau des pensions. Si les pensions sont toujours égales aux cotisations et que les cotisations n’augmentent pas, tous les ajustements portent, mécaniquement, sur l’âge de départ et le niveau des retraites.
Toxique
L’idée d’équilibre financier garanti peut apparaître séduisante, car personne, et surtout pas les organisations syndicales, n’est favorable à une mise en déficit du système de retraite. Mais en pratique, cette règle peut s’avérer toxique, et contradictoire avec les objectifs de la Sécurité sociale.
D’abord parce qu’un déficit peut survenir pour de mauvaises raisons, qui n’appellent pas une diminution des prestations, et c’est le cas aujourd’hui : par différentes décisions – austérité dans la fonction publique et multiplication des exonérations de cotisations non compensées –, le gouvernement a créé un déficit.
Dans le cadre de l’application de la règle d’or, il entend le réduire par la mise en place de mesures dites d’« âge » (âge pivot ou mesure équivalente), et qui toucheront toutes les personnes nées en 1960 ou après. Instaurées par ordonnances, ces mesures diminueraient de 12 milliards d’euros les dépenses de retraite alors même que, de l’avis général, ce déficit modéré et temporaire ne menace pas la stabilité du système.
Ensuite, parce qu’il peut y avoir de bonnes raisons économiques de tolérer un déficit lié à la conjoncture. Avec cette règle d’or, les chocs économiques, les périodes de récessions, se traduiraient immédiatement par une révision à la baisse de la valeur du point ou par une désindexation des pensions liquidées – et ce d’autant plus que le gouvernement prévoit son inscription dans la loi organique, donc à un niveau quasi constitutionnel.
67 ans pour les personnes nées en 1995
Si une telle règle avait existé lors de la récession de 2008, des baisses de pensions brutales auraient eu lieu dès 2009 et les années suivantes, empêchant le système de jouer son rôle d’amortisseur social et de stabilisateur de l’économie.
Enfin, et plus généralement, dans le cadre du système à points qui sera actif à partir de 2037, cette règle d’or conduirait les gestionnaires du système à répercuter par défaut tout choc sur le niveau des pensions des nouveaux retraités.
Les évolutions démographiques, en particulier l’augmentation du nombre de retraités sous l’effet des progrès de l’espérance de vie, se traduiraient automatiquement par un décalage de l’âge d’équilibre, âge en dessous duquel la valeur du point serait diminuée de 5 % par année manquante. Il devrait, en l’état actuel des projections démographiques, atteindre 65 ans pour les personnes nées en 1975, et près de 67 ans pour les personnes nées en 1995.
En somme, avec le vote de la réforme et de la règle d’or, nous basculerons dès 2022 d’un système dans lequel l’assurance sociale encaisse les aléas financiers pour sécuriser le niveau de vie des assurés, vers un système qui fait encaisser tous les aléas aux assurés, au nom d’une sécurisation de la discipline budgétaire poussée à l’absurde.