L’école n’est pas une entreprise, conf. de Christian Laval (2004)

Compte-rendu d’une conférence de Christian Laval (2004), effectué par Isabelle SANNAZZARO.

Christian Laval, docteur en sociologie.

Aussi chercheur à l’Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire et membre du Conseil scientifique d’Attac.

Compte-rendu

Hypothèse : Nos politiques éducatives ne se construisent plus à l’échelle nationale, comme ce fut le cas dans le passé, mais à une échelle supranationale.
Il y a une politique éducative mondiale.

A partir des années 80-90, parmi les préoccupations des grandes organisations internationales (FMI, OCDE, OMC…), est apparue l’école : celle des pays en voie de développement du sud et de l’est a servi de champ d’expérimentation à la définition d’un nouveau modèle scolaire, issu des théories néolibérales, auquel ont été assignés d’autres objectifs.
Ce modèle est très différent de ce qu’en France nous avions l’habitude d’appeler école. Il s’agit d’une véritable mutation de l’institution scolaire. C’est une école définie, par des économistes, par les services qu’elle peut rendre à l’économie. Dans cette conception, l’éducation, elle aussi, devient facteur de rentabilité.

Jusqu’alors, l’école publique était définie par ses objectifs de formation du citoyen. Elle portait les valeurs du mythe républicain en cimentant la construction de la nation. Elle transmettait des savoirs partagés, une culture commune, ferments de lien social.
On bascule aujourd’hui dans un tout autre système de valeurs. L’école qui se dessine est un service individualisé, pensée pour des individus soucieux de leur intérêt personnel. Son objectif quasi-exclusif est celui de l’insertion professionnelle. Elle est conçue dans une logique de capitalisation individuelle..
On n’attend plus de l’’Etat une logique d’offre, mais que les choix de formation et les orientations de la carte scolaire répondent à la demande exprimée, comme dans toute société marchande bien gérée.

Les savoirs eux-mêmes sont concernés par ce changement d’optique puisque ce n’est plus un objectif d’intelligence du monde, de développement de l’esprit critique que poursuit l’éducation.
Aujourd’hui, l’école dispense un bien privé dans une logique utilitariste ; ce qu’on apprend doit servir, se révéler directement utile. C’est bien d’une soumission à la logique économique dont on parle.
Les usagers de l’école pourraient en devenir les clients. Aussi, derrière cette nouvelle relation individualisée à l’institution, se profile cette question : "Pourquoi la collectivité continuerait-elle de payer si l’individu en bénéficie ?"

Dans les pays du sud et de l’est, les familles sont de plus en plus amenées à payer pour la scolarité de leurs enfants. Au delà du socle commun (enseignement général), on voit une volonté accrue de faire participer les familles au financement des études supérieures : déjà, les droits universitaires sont en explosion dans plusieurs pays, en particulier les Etats-Unis (hausse de 20%) ou en Grande-Bretagne, suivant des recommandations de l’’OCDE.
C’est une logique macro-économique.

Le temps est fini des grandes bureaucraties centralisées. On veut des structures plus légères et plus flexibles, comme des entreprises, considérées comme seules sources d’efficacité et de progrès.
L’éducation devient donc une entreprise comme une autre avec un vocabulaire (car le langage change), une hiérarchie, des rapports entre les personnes, inspirés du monde de l’entreprise. C’est une entreprise fournissant du capital humain.
On encourage à présent certaines catégories de personnel à se vivre comme des managers, des chefs d’entreprise. On va vers un changement de l’identité professionnelle des salariés.

Nous n’avons pas évoqué, encore, la colonisation de l’espace scolaire par les publicités car c’est sans doute la manifestation la plus visible, la plus évidente, de la collusion entre intérêts privés et espace public. Ce n’est donc pas la plus incontrôlable ni la plus sournoise.
La logique de compétitivité s’infiltre sans bruit mais sans faiblir car la transformation de l’école fait partie d’une transformation globale de la société, une mutation néolibérale.

Qu’est-ce que le néolibéralisme ?

Les néolibéraux sont des révolutionnaires. Il s’agit d’une conception plus radicale que le libéralisme hérité du XIXème siècle. C’est une perspective définie dès les années 30 en France par le postulat que le désir premier de la société est l’accès au bien-être, à un maximum de richesses. Ce maximum viendra des entreprises, créatrices de richesses.
Cette idéologie propose une vision très simple du monde : la société est faite d’unités de production. Son but est l’optimisation des moyens dont on dispose. Toute forme de relation est envisagée sur le modèle des échanges commerciaux ; Dès que quelqu’un a quelque chose à proposer aux autres, ce lien doit prendre la forme d’un service fourni par une entreprise. Même le couple, même la famille peuvent être vus comme de petites entreprises. Chaque individu devient entrepreneur de lui-même. A lui la responsabilité de faire fructifier son capital de départ.
Le capitalisme du XIXème siècle admettait une distinction des ordres. Chacun restait dans son domaine et cette séparation a protégé l’école (comme l’église, l’armée…). Il a permis que se développent la liberté de penser, la science , la philosophie…

Le néolibéralisme, lui, a une visée différente. Son intervention dans la vie du citoyen est radicale et permanente. Toute la société est régulée par une logique de marché. Tout est inféodé à la concurrence, il n’y a plus de domaines protégés par l’Etat.
C’est la politique officielle de l’Union européenne. (une économie fondée sur la concurrence).

En Australie, en Nouvelle-Zélande,… le système scolaire a déjà été "mis en marché" : les parents ont liberté totale de choisir le lieu de scolarisation de leur rejeton et l’éventail de l’offre suit la demande.
On assiste à une disparition des valeurs collectives.
La loi de décentralisation, en régionalisant la gestion des établissements était aussi une mise en concurrence des régions.

En France, patrie des droits de l’homme, on ne peut pas "vendre" les réformes néolibérales avec le vocabulaire de leurs théoriciens. Il faut l’enrober d’une rhétorique républicaine, d’un maquillage politique. On dit la réforme "démocratisante", au service du plus grand nombre, en particulier des plus démunis. Mais l’aspect social est toujours une mesure de compensation, l’arbre qui cache la forêt, tandis que la direction massive est celle d’un retour en arrière.

Pour revenir à l’école, quelles résistances peuvent rencontrer ces réformes sur le terrain ?
L’école est enracinée dans le local, dans un "terroir". Il existe des traditions qui lui sont toujours attachées.
Pour mener une politique néolibérale, pour "vendre" les réformes, il faut dégrader l’image de l’école, montrer que dans sa forme actuelle, elle ne remplit pas ses missions d’une manière qui réponde à l’attente de la société.

Les enseignants, eux, ont été formés selon les valeurs de l’ancienne école. Ils sont donc, dans leur grande majorité, opposés aux politiques néolibérales. (ex : la réforme des retraites procédait de la même logique, de la même matrice idéologique, en proposant une autre forme de capitalisation ; modèle de l’entrepreneur de lui-même, accumulateur de capital)

C’est à partir des années 75-80 que nous avons assisté à un basculement de la société. Auparavant, même la droite gérait l’Etat providence (sécurité sociale, mesures sociales), même la droite faisait une politique de gauche. Mais après la révolution conservatrice (Reagan, Thatcher) c’est l’inverse qui s’est mis en place.
C’est encore la logique de la théorie néolibérale qui a dicté la constitution européenne et lorsque l’idéologie sera figée dans les institutions,, quand elle sera institutionnalisée, même un changement de gouvernement ne suffira plus pour infléchir la direction dans laquelle nous serons engagés.
La réforme universitaire (processus de Bologne- 1999) a tenu un double langage. Elle a ouvert un grand marché européen, mis en concurrence des unités de service universitaires.

La France résiste encore mais on peut faire l’hypothèse que ce protectionnisme ne sera que provisoire pour adopter la ligne générale européenne.
L’éducation ne fait pourtant pas partie des compétences européennes. Mais, subrepticement, par le biais de la politique de l’emploi, elle tombe peu à peu dans son champ d’influence. (la commission élargit peu à peu ses compétences)

Selon la stratégie de Lisbonne (commissions qui ont défini des objectifs éducatifs par une méthode d’évaluations comparatives, ce qui correspond bien à une logique de concurrence), les buts poursuivis sont de :
 Fonder la communauté éducative la plus compétitive.
 Dépasser les Etats-Unis.
 Gérer une "économie de la connaissance".

Autre priorité : la diffusion de l’esprit d’entreprise dans l’école. (ex : stages écoles-entreprises en France). Or, si l’école a bien pour mission de faire connaître ce qu’est l’entreprise, c’est en présentant tous ses acteurs (y compris syndicats, droit du travail) et non une vision unique, limitée à la rentabilité, qui prépare les enfants à un avenir de travailleurs flexibles et dociles.
La commission européenne qui n’a pas de compétence institutionnelle en matière éducative s’est donc peu à peu accaparé l’influence sur ce domaine.

Questions :

La concurrence aboutit-elle à son inverse : la concentration ?

C’est une critique très ancienne. Dans un premier temps, nous assistons à un démantèlement des monopoles historiques (SNCF, énergie, école…). Aujourd’hui, droite et gauche ne se distinguent plus quant à leur adhésion ou leur refus d’une conception néolibérale de la société. Les uns adhèrent pleinement, les autres disent qu’on ne peut pas faire autrement. Les logiques de mondialisation sont tellement dominantes que le coût pour s’en échapper serait très important. Aucun gouvernement n’accepte d’aller à la crise de la rupture. Cela nécessiterait un appui très fort de la population.
L’école est un bon terrain pour commencer à dire non.

Nouvelle réforme et grèves de 2003 :

On parle de socle commun : lire, écrire, compter, cliquer, communiquer.
Il s’agit d’un outil de base pour petit travailleur flexible engagé dans la mondialisation. (Anglais international, nouvelles technologies).
On oublie l’histoire et les valeurs de l’école.
L’idée que transformation de l’école et transformation de la société doivent aller ensemble est une vieille idée de gauche, une tradition socialiste.
Vers 83-84, on abandonne un projet de transformation sociale. L’école est isolée, coupée de la transformation de la société dans laquelle elle est immergée et dont les valeurs ne sont plus les siennes. Elle devrait se changer seule. Pourrait-elle amener à plus de démocratisation alors que la société suivrait le chemin inverse ?
Sans que l’on repose la question de la forme de vie collective, de la forme de société que l’on souhaite, l’école ne peut pas s’en sortir. Sans un changement profond de la société dans son ensemble, l’école ne peut se changer seule .
C’est la signification des mouvements de grève de 2003, c’est une dimension politique.