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Déchéance de nationalité : lettre ouverte à Messieurs Hollande et Valls

CM est professeur de Français à Bobigny. Scandalisé par le projet de révision de la constitution sur la déchéance de nationalité, il s’adresse au Président de la République ainsi qu’au Premier Ministre.

Messieurs Hollande et Valls,

Bon gré mal gré, dans quelques jours, j’ouvrirai la porte 115 du bâtiment B, j’allumerai la lumière, j’inviterai les élèves à prendre place dans le silence, à retirer leurs manteaux, à ouvrir leurs livres et leurs cahiers. Mes hésitations, mes doutes, mes craintes, mes angoisses, j’aurais aimé les laisser dans le couloir aux néons blafards et, comme d’habitude, faire le travail.
Dans cette salle aux murs jaunis, nous entrerons dans le jardin des lettres françaises. Rien ne sera interdit à la parole, ou presque, les règles étant établies de longue date, mes élèves, quinze ou seize ans, parfois plus, dont une large majorité nés en France de parents binationaux ou étrangers, entreront en classe, poursuivis par leurs histoires, leurs angoisses, leurs craintes, leurs doutes, leurs hésitations. Je pourrais vous apitoyer avec leurs histoires, pleines de sueur et de sang, mais il suffit de dire que leurs grands-parents, leurs parents et certains d’entre eux, parfois, sont venus avec pour simple bagage une valise et un billet aller sans retour.
Bon gré mal gré, dans ce jardin de France, certains admireront Rodrigue d’avoir réussi à tuer tant de Maures en une nuit, d’autres la geste révolutionnaire qui par un beau jour d’août 1789 abolit les privilèges de ceux-là qui s’étaient donné pour toute peine la peine de naître, d’autres frémiront en découvrant dans les yeux d’Henriette les premiers émois sensuels et le chant du rossignol ne dissimulera pas longtemps les plaisirs éprouvés dans cette partie de campagne.
Plus tard, demain, après-demain, ces mêmes élèves, et aujourd’hui comme hier pas toujours les mêmes, découvriront le mystère des cathédrales gothiques, les beautés du Titien, la grandeur de Poussin, la modernité de Manet ou encore les prouesses architecturales de Jean Nouvel. Alors, bien sûr, de temps à autre, l’un d’entre eux ne manquera pas de s’étonner : quoi, on ne parlera donc que de mythes gréco-romains, de légendes chrétiennes, de romances provinciales ou parisiennes, de romans nationaux !
Jusque là, je faisais le travail : j’avais beau jeu de répondre à Rachid, Nivarajh, Sabrina, Zheng qu’ils étaient tous Français, que la loi du sol leur garantissait, à eux nés en France, d’être des Français comme les autres et que, par principe, chacun d’entre nous avait en commun la langue et la culture françaises, la nôtre, la leur comme la mienne, ouverte à tous les vents du monde, partageuse et inquiète, prête à tous les combats, souple et révoltée. Et qu’il leur était plus qu’à d’autres nécessaires de s’approprier cette langue et cette culture pour la faire vivre. Et je pensais secrètement que certains de mes élèves à ce jeu de la langue et de la culture étaient même plus français que bien des jeunes Français établis depuis si longtemps sur le sol français et sur leurs ignorances crasses.
Mais voilà, dans quelques jours, je resterai silencieux. Je n’aurai plus de réponse à ma disposition. Ces jeunes français, ces jeunes Français devrais-je dire, comme on voudra, viennent d’apprendre que décidément ils n’étaient pas des citoyens comme les autres ; parce qu’étant nés de parents de nationalité étrangère, ils pouvaient un jour perdre la citoyenneté française et que contrairement à d’autres jeunes, qui ne seraient que français, pour le même crime, aussi inqualifiable, odieux, monstrueux fût-il, eux et eux seuls puisque binationaux pouvaient être déchus de cette appartenance à notre maison commune.
Au nom d’un pragmatisme sécuritaire qui ne leurre personne quant à ses fins politiciennes, cette mesure symbolique d’inscription dans la constitution de l’extension de la déchéance de nationalité aux Français nés binationaux l’est donc à plus d’un titre, symbolique : elle symbolise l’errance, le renoncement et la trahison. L’errance intellectuelle et morale de politiques paralysés face à la montée de l’extrême-droite, le renoncement au principe d’égalité autant qu’à la parole engagée, enfin la trahison envers la jeunesse de France sommée en janvier de s’unir mais qui se retrouve en décembre coupée en deux.
Voilà pourquoi dans quelques jours, déboussolé par cette démesure prétendument symbolique, j’aurai bien du mal à faire le travail.
Dire que ce projet de révision constitutionnelle, surtout dans le contexte actuel, est scélérat est au mieux un euphémisme.
Mais aujourd’hui comme hier, ces mots de simple bon sens ne sauraient être entendus, venant de moi qui vous écris de l’extérieur, d’un pays désormais plus lointain que jamais, la France de demain, la France libre, celle à laquelle, Messieurs Hollande et Valls, vous tournez le dos et que vous offensez en mettant au vote une loi indigne et humiliante.
CM

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