“Amazon n’est pas une simple multinationale, c’est un modèle de société liberticide”

Un article de Jean-Baptiste MALET dans

Alors que le patron d’Amazon, Jeff Bezos, réfléchit à une livraison par drone de ses produits. Jean-Baptiste Malet, auteur du premier livre d’enquête en immersion sur Amazon, revient sur la vision du futur du géant de la vente en ligne.

Le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, a évoqué l’idée d’une livraison par drone à l’avenir. Cela vous paraît-il crédible ?

Jean-Baptiste Malet :

- Pour ma part, j’aurais préféré le tapis volant – je trouve cela plus poétique – mais je ne suis malheureusement pas membre de l’équipe de communication de la multinationale Amazon, une communication gérée en France par Euro RSCG.

Je dois d’ailleurs préciser ici qu’ils sont plutôt impolis car ils ne répondent jamais à mes sollicitations. Cette histoire de drone, en vérité, traduit d’abord la profonde niaiserie de nombreux journalistes à travers le monde. Je ne vais pas expliquer en détail pourquoi ces drones livreurs sont parfaitement irréalistes car d’autres l’ont déjà écrit ailleurs.

La stratégie de communication d’Amazon est justement que nous débattions tous pour ou contre ces drones livreurs. Mais je me dois de préciser tout de même que personne n’imagine une livraison par drone d’un client habitant un immeuble ; que les drones ne peuvent toquer aux portes ; et qu’il est inimaginable qu’un marchandise puisse être déposée sur un tapis à portée du premier passant.
Je vais ajouter un fait que personne n’a souligné  : la portée de ces drones est de moins de 16 kilomètres. Or Amazon compte 89 sites à travers le monde, dont seulement 4 en France. L’entrepôt de Montélimar (Drôme) ne pourrait pas livrer Valence, celui de Saran (Loiret) ne pourrait pas livrer Paris, etc… Même chose aux Etats-Unis, territoire plus vaste encore. Cette histoire, parfaitement irréaliste, me stupéfait. Si demain un homme politique français explique qu’il est en mesure de faire passer le chômage sous la barre des 2% en cinq ans, aura-t-il le même succès médiatique ? Non.
Mais quand le Messie réincarné sur Terre, Jeff Bezos, PDG d’une multinationale de l’économie numérique, met en scène avec ruse un joli conte pour enfants, l’indigence intellectuelle d’une horde de médiocres fait que cela fonctionne et que tout le monde en parle. C’est consternant. À mon sens la raison d’être des médias est d’incarner un contre-pouvoir, de vérifier la véracité des discours, et de stimuler l’esprit critique. Pas de s’émerveiller de sornettes en attendant l’avènement d’un lointain paradis technologique.

Cela conforte-t-il votre thèse selon laquelle Amazon détruit davantage d’emplois qu’elle n’en créé ?

Le fait que la multinationale Amazon détruise plus d’emplois qu’elle n’en crée,n’est pas “ma thèse”, c’est un phénomène économique : la destruction créatrice.
L’économiste Joseph Schumpeter en a donné la définition dans Capitalisme, socialisme et démocratie. Le capitalisme n’est pas stationnaire et ne pourra jamais le devenir. Notre économie voit aujourd’hui différents types de commerces se concurrencer. Ce n’est pas porter un jugement moral que de définir les spécificités du commerce de proximité et celles du commerce en ligne. Le commerce de proximité, comme le commerce en ligne, peuvent être analysés. Nous pouvons les comprendre et les critiquer. Nous avons le droit et le devoir de choisir notre modèle de société, sans quoi il nous est imposé arbitrairement. La force du commerce en ligne réside dans ses coûts de stockage et de distribution plus faibles que ceux du commerce de proximité. Pour le stockage, cela se traduit par le fait qu’un loyer commercial en centre-ville coûte plus cher au m2 qu’un hangar logistique de taule en périphérie. Pour la vente de la marchandise, c’est tout aussi simple : un magasin ne peut pas obtenir les mêmes taux de productivité qu’une usine à vendre où tout est rationalisé, informatisé, et où les ouvriers sont pilotés par des machines. C’est pourquoi pour un même volume de marchandises vendues, Amazon a besoin d’embaucher beaucoup moins de main d’oeuvre qu’une activité de commerce de proximité.
Je ne porte aucun jugement moral sur la chose. Je répète cependant que tous les politiques affirmant qu’Amazon « crée de l’emploi » pour justifier des subventions publiques d’aide à l’emploi sont des menteurs
. Non seulement Amazon n’a pas besoin de ces aides publiques, mais le Syndicat de la librairie française a mesuré qu’à chiffre d’affaires égal, une librairie de quartier génère 18 fois plus d’emplois que la vente en ligne. Pour la seule année 2012, l’Association des librairies étasuniennes (American Booksellers Association) évalue à 42 000 le nombre d’emplois anéantis par Amazon dans le secteur : 10 millions de dollars de chiffre d’affaires pour Amazon représenterait trente-trois suppressions d’emplois dans la librairie de proximité. Je précise qu’Amazon ne vend pas que des livres puisque vous pouvez y acheter à votre guise une pelle à tarte, un slip, un teckel bas de porte anti-courant d’air ou un taille-haie électrique. Mon rôle de journaliste est de rappeler ces chiffres pour que chacun puisse disposer des faits et juger si Amazon crée véritablement des emplois, ou en détruit.

En novembre dernier, un reporter de la BBC a dénoncé des rythmes de travail harassants. Quel regard portez-vous sur son enquête ?

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