Les « gilets jaunes » ou l’enjeu démocratique

AOC, 12 décembre 2018 par Michèle Riot-Sarcey

Michèle Riot-Sarcey, née en 1943, est une historienne française. Professeur émérite d’histoire contemporaine et d’histoire du genre à l’université Paris-VIII-Saint-Denis, elle est spécialiste du féminisme, de la politique et des révolutions du XIXᵉ siècle. Elle est par ailleurs militante féministe.

Ronds points, parkings de supermarchés, voies routières, carrefours déshumanisés : les « gilets jaunes » investissent des lieux où, d’ordinaire, ne passent que des ombres et des anonymes. Alors, tout un monde se révèle, un monde d’oubliés qui s’auto- organisent pour leurs droits, refusant de déléguer leur pouvoir à des gouvernants plus gestionnaires que démocrates.
L’avènement d’un événement historique est toujours inédit, quelle que soit sa forme. Celui des « gilets jaunes » l’est sans doute encore davantage. Les rapprochements, les analogies, les similitudes avec les événements d’hier : révoltes, insurrections, soulèvements ne sont recherchées que dans le but de donner un sens à l’événement qui intrigue et inquiète. Toujours les mouvements firent l’objet d’un enjeu interprétatif au terme duquel l’une ou l’autre signification l’emporta et détermina, après l’avoir construit, le sens de l’histoire. Mais le mouvement qui fait l’histoire est bien différent. Contradictoire, avec des protagonistes insaisissables, aux expressions conflictuelles, il se présente, inattendu et sans devenir apparent. Aussi l’analyse de sa complexité est-elle d’autant plus importante que sa réalité, aux multiples facettes, est masquée par les discours partisans qui recouvrent les actes et les paroles singulières dont l’expression s’estompe. De ce point de vue le soulèvement des « gilets jaunes » ne fait pas exception.
Si nous acceptons de saisir l’événement tel qu’il se donne à voir, le mouvement est parfaitement intelligible. Prévisible, il l’est comme symptôme des échecs passés ; celui des organisations « ouvrières » politiques et syndicales, dépossédées de leur puissance d’agir et réduites à l’incapacité de conserver les droits acquis ; mais aussi celui d’un État « libéral » dont les promesses de justice sociale n’ont cessé d’être reportées. La cohérence, souvent contestée du mouvement, n’en est pas moins lisible. Mises bout à bout, avec des nuances, les revendications convergent vers beaucoup plus d’équité. Cependant, en l’absence de leader identifiable, la peur, que le soulèvement suscite,
brouille les cartes des commentateurs qui n’y voient que des expressions « gazeuses » ou chaotiques. Parce que rien n’est comme avant, tout devient trouble. L’irruption de la protestation est d’autant plus déstabilisante que la population qui l’exprime expose des gens mal aimés, écartés des débats et des bénéfices d’une économie financiarisée. Une population sans tradition politique, mal désignée par ce terme de « peuple » toujours commode, mais qui ne dit rien de sa spécificité sociale.
Les lieux de rassemblement d’abord : ronds points, parkings de supermarchés, voies routières, carrefours déshumanisés, autant d’endroits d’un monde falsifié où, d’ordinaire, ne passent que des ombres et des anonymes. En revêtant ce vêtement fluorescent, les « gilets jaunes » donnent une visibilité manifeste à leur présence en même temps qu’ils avertissent de l’imminence de l’accident ou de la catastrophe, si le monde tel qu’il va, ne marque pas un coup d’arrêt.
Les formes de regroupement ensuite, par petits collectifs qui se connaissent, ou se reconnaissent, habitants d’un même territoire, ou vivant la même galère, à leur manière réinventent une sociabilité qui s’efface après la désertion des centres-villes et l’abandon des services publics. Tout un monde se révèle, un monde d’oubliés, à travers l’accélération de la précarité et de la misère.
En 1808 Charles Fourier, utopiste fameux, sans cesse redécouvert, constatait déjà que « la civilisation de l’abondance engendre la misère ». Bientôt, disait-il en s’adressant aux révolutionnaires vainqueurs de 1789, « si la civilisation se prolonge seulement un demi-siècle, combien d’enfants mendieront à la porte des hôtels habités par leurs pères. Je n’oserais présenter cette affreuse perspective ». La perspective a été atteinte, au-delà des craintes du grand réformateur.

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