L’idée d’en finir avec le monopole des Gafa chemine aux Etats-Unis

30 JUILLET 2020 PAR MARTINE ORANGE

Auditionnés mercredi par des membres du Congrès, les responsables de Google, Amazon, Facebook et Apple ont passé un mauvais moment. Les autorités, qui avaient renoncé à utiliser les lois antitrust, se disent prêtes à les moderniser pour contrer la puissance des géants du numérique et casser leur monopole.

Pendant cinq heures et demie, les quatre présidents des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) ont commencé à prendre la mesure des menaces qui pèsent sur leur empire. Eux qui étaient, il y a peu encore, considérés comme les modèles du succès américain, qui sortent de la période du confinement provoqué par la pandémie mondiale du Covid encore plus riches et plus puissants tant l’économie numérique s’est révélée indispensable, ont dû affronter, mercredi 29 juillet, un feu roulant de critiques et d’accusations de la part des membres du sous-comité antitrust de la Chambre des représentants.

Ils étaient des héros, les voici menacés de devenir les nouveaux robber barons, ces milliardaires qui avaient constitué des monopoles à partir des compagnies de chemin de fer à la fin du XIXe siècle, et que le pouvoir américain avait cassés sans ménagement, inquiet de leur puissance.

D’emblée, le président de ce sous-comité, le démocrate David Cicilline, avait donné le ton de cette curieuse séance à laquelle les quatre PDG des Gafa – Jeff Bezos (Amazon), Sundar Pichai (Google et Alphabet), Tim Cook (Apple), Mark Zuckerberg (Facebook) – participaient par vidéoconférence pour cause de Covid-19. « Nos pères fondateurs ne s’inclinaient pas devant un roi. Nous ne devons pas nous incliner non plus devant les empereurs de l’économie en ligne. » Avant de poursuivre : « Leur contrôle des marchés les autorise à faire ce qu’ils veulent pour écraser les indépendants et étendre leur pouvoir. Ils ont adopté des comportements anti-concurrentiels qui favorisent leurs propres produits et services, qui leur permettent de monétiser et d’utiliser à leur profit les données, qui compromettent la vie privée de leurs utilisateurs et qui créent un désavantage compétitif pour les sociétés qui tentent d’entrer sur ces marchés. »

Ces seuls propos illustrent le virage qui est en train de s’amorcer aux États-Unis. Depuis des années, les gouvernements américains successifs avaient renoncé à avoir recours aux lois antitrust, qu’ils avaient pourtant tant utilisées à la fin du XIXe et jusqu’au milieu du XXe siècle pour casser des empires comme la Standard Oil, les géants de l’acier ou AT&T. Le dernier grand procès antitrust remonte à la fin des années 1990 contre Microsoft, forcé alors de se séparer de certaines de ses activités annexes. Depuis, plus rien.

Tout imprégnées des idées néolibérales selon lesquelles le marché se régulait tout seul, les autorités ont refusé d’intervenir – puisque les prix n’augmentaient pas, il n’y avait pas de problème –, laissant prospérer sans s’en inquiéter les monopoles et les oligopoles (voir l’entretien de Thomas Philippon). Ceux-ci étaient en quelque sorte l’illustration de la puissance américaine. Lorsque la commission européenne avait lancé ses premières enquêtes contre les Gafa il y a quatre ans, les responsables et parlementaires américains s’étaient indignés, y voyant un ressentiment européen à l’égard de la domination américaine sur l’économie du numérique.

Puis le scandale de Cambridge Analytica est advenu. Nombre d’élus ont découvert alors la puissance acquise et les manipulations possibles grâce au recueil illégal des données. D’autres révélations sur des pratiques inavouables ont suivi. Depuis un an, des représentants au Congrès accumulent enquêtes et auditions, convaincus qu’il est important de mettre des garde-fous face aux géants du numérique et d’adopter une nouvelle législation antitrust. Une législation qui, selon ses promoteurs, doit aller bien au-delà des règles classiques tant le numérique déborde largement du seul fonctionnement du marché pour toucher aussi les questions de respect de la vie privée, de contrôle démocratique, de la protection des salariés.

Plus étonnant encore, cette analyse sur la nécessité d’une reprise en main par les autorités publiques est désormais transpartisane, comme le relève le New York Times. « C’était la première audience au Congrès depuis un certain temps où les démocrates et les républicains agissaient comme s’ils avaient un ennemi commun, bien que poussés par des raisons différentes. Les représentants démocrates ont critiqué les sociétés hig tech pour leur rachat de start-up afin de les étouffer et de tuer leurs concurrents, alors que les républicains s’inquiétaient surtout de savoir si ces plateformes muselaient les points de vue conservateurs et étaient anti-patriotes », écrit le quotidien new-yorkais.

Face aux membres du sous-comité antitrust, les quatre dirigeants, qui figurent parmi les plus grandes fortunes du monde, avaient décidé de faire profil bas. « Nous abordons cette audition avec respect et humilité mais nous ne ferons pas de concession avec les faits », a commencé le PDG d’Apple, tandis que Jeff Bezos (Amazon), lui, tentait d’amadouer l’auditoire en rappelant ses débuts dans un garage, alors que dernièrement il ironisait sur le mythe du garage dans la high tech, rappelant que si les petites start-up étaient bien, il fallait aussi des géants.

Dans des registres à peine différents, tous se sont présentés comme des responsables soumis à une énorme concurrence et à des changements incessants dans le monde du numérique. Tous ont tenté d’éluder les questions embarrassantes sur les méthodes employées pour acquérir leur situation dominante. Ils se sont montrés d’autant plus prudents qu’ils savaient que leurs propos et argumentaires risquent d’être repris par d’autres. Le département de la Justice, la commission fédérale sur le commerce, des procureurs généraux dans plusieurs États ont aussi ouvert des enquêtes et risquent d’engager des procédures contre les géants du numérique.
Une stratégie de domination absolue

« Mais il y a eu de nombreux moments inconfortables pour les dirigeants d’Amazon, d’Apple, d’Alphabet [holding de tête du groupe Google – ndlr] et Facebook qui ont été souvent incapables de répondre aux questions face à la mine de documents internes récemment mis au jour qui démontrent comment leur société ont acquis leur domination et tout mis en œuvre pour la protéger par la suite », constate le Financial Times.

Ainsi le patron d’Amazon s’est retrouvé plusieurs fois dans l’embarras lorsque les membres du comité lui ont rappelé certaines pratiques. En avril, le Wall Street Journal avait révélé notamment comment des employés de la firme espionnaient ses concurrents, détournaient toutes leurs données et faisaient en sorte d’élaborer des produits similaires afin de les étouffer, et de les racheter si nécessaire. « Nous achetons une position de marché, pas la technologie. Cette position et cette dynamique de marché sont très précieuses », expliquait Jeff Bezos dans un mail adressé à son équipe.

Cette stratégie de domination absolue se retrouve chez tous, à écouter l’audition devant les membres de la Chambre des représentants. C’est cette domination qui leur assure des sur-profits exorbitants, une valeur boursière qui atteint des niveaux stratosphériques – plus de 1 000 milliards de dollars pour Apple et Amazon – écrasant tous les autres : à eux seuls, les quatre groupes représentent plus de 25 % des indices de Wall Street.


Le président du sous-comité antitrust a ainsi donné lecture de mails découverts chez Google dans lesquels les dirigeants s’alarmaient que des concurrents dotés de moteur de recherche spécialisés devenaient une « menace » ou que certains recueillaient trop de fréquentations. En réaction à ces alertes, mission a été donnée aux salariés de Google de tout faire pour rediriger toutes les demandes vers ses sites et tout faire pour les conserver chez lui, « même si Google n’avait pas les informations les plus pertinentes ».
Dans d’autres mails, les dirigeants de Google s’inquiétaient en 2005 de la montée en puissance de YouTube et de la façon de l’endiguer. Finalement, le mieux leur parut de l’acheter. Après l’avoir évalué une petite dizaine de millions de dollars, Google a fini quelques mois plus tard par racheter le site pour 1,6 milliard de dollars. Le prix pour assécher toute concurrence, selon les parlementaires américains.

Face à ces accusations et ces critiques, le PDG de Google a choisi de botter en touche, reprenant le discours mille fois entendu que la seule préoccupation de sa firme est d’améliorer les services pour les utilisateurs. Tim Cook, le président d’Apple, adopta la même ligne de défense quand il fut interrogé sur les pratiques imposées par sa plateforme AppStore où il demande pour héberger toute application 30 % des revenus liés à son utilisation – un tarif qui vaut aussi pour l’application Mediapart abritée chez Apple. À entendre le PDG d’Apple, il n’y a aucun abus, aucune pratique usuraire, tout cela est parfaitement justifié. Soulignant qu’Apple héberge maintenant plus de 1,6 million d’applications, il s’est présenté comme le gardien « qui a participé à ouvrir largement les portes » d’internet.

Mais c’est incontestablement Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, qui a passé le plus mauvais moment. Sous le feux des critiques depuis des mois, celui-ci a été vivement attaqué par les représentants républicains qui accusent sa plateforme de censurer les idées conservatrices, de vouloir manipuler les opinions et peser sur l’élection présidentielle. L’accusation est portée par Donald Trump lui-même. Alors que l’audition commençait, celui-ci n’a pas résisté à faire savoir ce qu’il en pensait sur Twitter : « Si le Congrès n’apporte pas plus d’équité dans les Big Tech, ce qu’ils auraient dû faire depuis des années, je le ferai moi-même en prenant des dispositions réglementaires. »
Même si certains responsables américains rechignent encore à toucher aux Gafa, en faisant valoir qu’ils sont les seuls à pouvoir contrer la puissance numérique montante de la Chine, qui, elle, n’hésite pas à soutenir coûte que coûte ses géants, l’idée de mieux encadrer et contrôler les rois de la Silicon Valley semble s’ancrer de plus en plus chez les représentants américains. À l’issue de l’audition, le président du sous-comité antitrust, David Cicilline, livrait déjà ses premières pistes de réflexion. « Ces compagnies telles qu’elles existent aujourd’hui ont un pouvoir monopolistique. Certaines doivent être cassées, toutes ont besoin d’être parfaitement régulées et rappelées à leurs responsabilités. » Un changement de monde pour les Gafa.