Attac ou l’ « exercice illégal » de la politique, par Bernard Cassen

jeudi 17 août 2006, par Webmestre

ATTAC DANS LES MEDIAS

Article publié dans Politis du 27 juillet 2006.

Attac ou l’ « exercice illégal » de la politique
Par Bernard Cassen *

A Attac, il n’est pas facile de prendre du recul, encore moins de faire de
la prospective, tant, au cours de ses huit années d’existence, les énergies
y ont en permanence été mobilisées autour des actions du jour, du lendemain
et du surlendemain que l’actualité nationale, européenne et internationale
imposait à l’association. Même en faisant la part du caractère
sensationnaliste et partisan (y compris dans ces colonnes) de la couverture
médiatique de l’assemblée générale de juin dernier à Rennes ­ qui a certes
laissé de très mauvais souvenirs -, les membres d’Attac ne sauraient
désormais faire l’économie d’une réflexion et de débats sur les questions
qui y ont été posées « en creux », à savoir quelle est la nature de leur
association et qui décide en son sein.
Qui décide ? La réponse est apparemment simple : le conseil
d’administration. Et ce Conseil de 30 membres en comprend douze[1] élus par
la totalité des adhérents, et dix-huit désignés par un aréopage (le Collège
des fondateurs) composé d’une soixantaine d’organisations, syndicats et
journaux (dont les sociétés éditrices de Politis et du Monde diplomatique et
de personnes physiques, parmi lesquelles Bernard Langlois, à la fois acteur
et chroniqueur. Mais pourquoi une telle disproportion ? Pour la comprendre,
il faut revenir à la genèse d’Attac, et par conséquent à sa nature.

L’idée de créer cette association, destinée à combattre la dictature des
marchés financiers en promouvant la taxe Tobin, et de la nommer Attac avait
été lancée, un peu comme une bouteille à la mer, par Ignacio Ramonet dans un
éditorial du Monde diplomatique de décembre 1997. Par milliers, des lecteurs
du mensuel avaient aussitôt exprimé leur enthousiasme et leur exigence de
la voir naître. Et de naître sous la bannière du Diplo ! Face à cette quasi
sommation, et alors que nous n’avions jamais envisagé une seconde que cette
tâche nous reviendrait, nous n’avions plus d’autre choix que d’entreprendre
le passage de l’idée à l’acte.

Très rapidement, nous dûmes prendre une option stratégique : Attac
serait-elle une association composée uniquement de personnes physiques (et,
avec le courrier reçu, nous en avions potentiellement un nombre significatif
sous la main) ou une combinaison de personnes physiques et de personnes
morales, c’est-à-dire d’organisations déjà existantes dont quelques-unes
avaient spontanément fait part de leur intérêt ? Même si nous avons
ultérieurement dû en acquitter le prix, les avantages de cette dernière
formule étaient évidents : nous disposerions immédiatement de relais dans
l’opinion, d’un minimum de ressources de départ et de cadres militants déjà
formés. La décision prise, il fallut constituer la liste des premiers
fondateurs, et cela à partir de nos relations personnelles et
professionnelles.

La première personne que j’appelai fut, je crois, Daniel Monteux au Snesup
et, par son biais, les principaux autres syndicats de la FSU furent
impliqués. De proche en proche, la liste s’élargit à d’autres syndicats,
dont SUD, le SNUIPP, la Fédération des finances CGT et l’IGICT- CGT[2]. Je
contactai aussi la Confédération paysanne qui accepta aussitôt. Le tableau
de famille commençait à prendre tournure. Il ne fallait pas oublier les « 
nouveaux mouvements sociaux » : DAL, Droits devant, organisations de
chômeurs,etc. Ni non plus la mouvance féministe et écologique. Gisèle Halimi
et René Dumont acceptèrent, à titre personnel, de devenir fondateurs.
Sollicités par le Diplo, Politis, Témoignage chrétien (alors dirigé par
Bernard Ginisty), Golias, et même, après un temps de réflexion, Alternatives
économiques se joignirent à l’entreprise. D’autres organisations dont, pour
certaines, je connaissais à peine ou pas du tout le nom ou le sigle, furent
proposées par les uns ou les autres. On ne faisait pas dans le détail, il
fallait aller vite ! Et c’est ainsi qu’Attac fut lancée le 3 juin 1998,
autour du Diplo, par un patchwork de mouvements et personnalités. Les
adhérents individuels vinrent après.

Qu’est-ce qui pouvait bien réunir un tel éventail à première vue hétéroclite
 ? Les motivations étaient diverses. Pour les petites organisations, il était
gratifiant d’apparaître sur l’affiche à côté des grandes et d’avoir accès à
un nouvelle caisse de résonance, mais pour celles qui « pesaient » le plus,
c’est-à-dire les syndicats, il s’agissait de disposer d’une sorte de cercle
de réflexion, d’une « centrale » commune de production d’expertise sur la
mondialisation financière, ses conséquences et les alternatives à lui
opposer : dans un premier temps les deux T d’Attac renvoyaient à « Taxe
Tobin ». Pour éviter de nous enfermer dans cette seule mesure, ils se
transformèrent, dans les statuts, en « Taxation des Transactions financières
 ».

Peu de gens imaginaient alors que les adhérents individuels, qui affluèrent
rapidement, et les comités locaux qui naissaient partout en France
voudraient aller au-delà de la réflexion sur la finance internationale.
Beaucoup virent dans Attac un substitut au militantisme dans les partis de
gauche et dans les syndicats. Ils voulaient aussi agir, et pas seulement
pour la taxe Tobin. Aussi, en mars 1999, je proposai la définition suivante
du profil d’Attac : « Un mouvement d’éducation populaire tourné vers
l’action », qui fit consensus. Progressivement, poussée par la dynamique de
sa base, Attac élargit ses activités à l’OMC, aux OGM, aux paradis fiscaux,
au G8, aux Forums sociaux ; puis, à partir de 2000 à la question européenne
 ; ensuite aux luttes menées en France sur les retraites, l’éducation, la
décentralisation, la Sécurité sociale, dernièrement le CPE, etc. Dans le
même temps, en totale autonomie, un réseau d’une cinquantaine de mouvements
Attac se mettait en place en Europe, en Afrique, au Japon et dans les
Amériques.

S’adaptant aux contours de la mondialisation libérale, qui ne se découpe pas
en tranches, Attac devenait ainsi une organisation « généraliste » et non
plus spécialisée dans la seule finance. Elle prenait des positions sur un
nombre croissant de domaines et réfléchissait en termes d’alternatives
globales au néolibéralisme. Elle se réduisait de moins en moins au plus
petit dénominateur commun de ses structures fondatrices, dont beaucoup ne se
définissaient certainement pas comme anti-libérales. Surtout, aux niveaux
local, national et européen, Attac devenait une actrice à part entière, sans
référence à ses structures fondatrices et, sur de nombreux thèmes, beaucoup
plus influente que certaines d’entre elles.

Le référendum du 29 mai allait en faire la démonstration éclatante. De
l’avis même des tenants du « oui », sa campagne, s’appuyant sur un travail
d’éducation populaire sur l’Europe entamé de longue date, fut déterminante
pour le succès du « non ». Au passage, elle bouscula quelque peu certains de
ses membres fondateurs : certains étaient favorables au « oui », d’autres ne
prirent que tardivement parti pour le « non », mais sans faire de campagne
nationale. La question de la place d’Attac dans le paysage politique était
désormais spectaculairement posée. Et il n’est pas étonnant que,
pratiquement au lendemain du scrutin, les attaques internes contre sa
direction - qui avaient crû en intensité au fur et à mesure que l’audience
de l’association se renforçait ­ redoublèrent de virulence.

Comme il était impossible de poser la véritable question, celle précisément
de la légitimité, pour Attac, d’être une organisation indépendante, y
compris de ses fondateurs, et dotée de son projet anti-libéral propre, le
tir, puissamment relayé par des médias qui n’avaient pas pardonné le 29 mai,
se concentra sur des cibles-leurres plus politiquement « vendables » : le « 
style » de direction, décrit comme « autoritaire », et la prétendue volonté
de cette dernière de transformer l’association en parti.

Tout en ne négligeant pas le poids, voire le choc des personnalités, je ne
connais aucune organisation moins « autoritaire », plus collégiale et plus
transparente qu’Attac : outre que ses comités locaux sont indépendants de la
direction nationale, cette dernière, jusqu’à l’éclatement de la crise de
sommet déclenchée par certains de ses membres, a toujours pris ses décisions
par consensus. Pour ne prendre qu’un seul autre exemple, son Bureau
hebdomadaire est présidé à tour de rôle par chacun de ses membres (le
président ne le présidant donc qu’une fois sur douze) et ses relevés de
décision sont mis en accès public sur le site la semaine suivante. Qui dit
mieux ?

La polémique sur la transformation éventuelle en « parti » est encore plus
artificielle. Ne serait-ce que parce qu’Attac compte parmi ses membres de
nombreux militants de formations politiques, toute velléité d’en devenir
elle-même une nouvelle serait suicidaire. Il reste qu’est cependant posée
celle de son profil dans ce champ. Ma réponse est nette : Attac ne doit pas
en changer d’un iota. Elle doit rester un mouvement d’éducation populaire
tourné vers l’action et, ajouterai-je, se situer dans le moyen terme, dans
la déconstruction intellectuelle et culturelle du néolibéralisme et dans
l’élaboration d’alternatives globales. A cet égard, les échéances
électorales ne sont pas des fins en elles-mêmes, mais des occasions
privilégiées pour déplacer le curseur des positions médianes de l’ensemble
de la société vers des solutions solidaires et démocratiques.

Même ainsi, Attac piétine des plates-bandes. Elle se livre à ce que Bourdieu
appelait l’ « exercice illégal de la politique », lorsqu’il parlait de ces
responsables qui, « supportant mal l’intrusion des profanes dans le cercle
sacré des politiques, les rappellent à l’ordre comme les clercs rappelaient
les laïcs à leur illégitimité ». Nous sommes ici au c¦ur du problème : dans
leur totalité, les forces d’extrême gauche et de gauche, et cela est vrai
également pour la droite, n’ont aucune envie de voir se renforcer une
organisation proposant des alternatives anti-libérales, et qui, sans pour
autant se situer dans le champ électoral, trouble un jeu bien rodé dans un
pré carré balisé et leur fait craindre des pertes de parts du marché
politique entendu au sens large.

Les grandes organisations syndicales et quelques autres associations n’ont
pas davantage intérêt à ce qu’Attac prenne trop d’ampleur et se mêle de
questions qu’elles estiment essentiellement de leur ressort, et pas pour
dire nécessairement la même chose qu’elles... Elles la verraient bien
retourner à son c¦ur de métier initial - la mondialisation financière - et
s’y tenir.

Une bonne partie des membres du Collège des fondateurs d’Attac est sur
cette ligne de profil bas ou, ce qui revient au même, pour une fonction
exclusive de lieu de convergence des positions des différentes composantes
du mouvement altermondialiste, de réseau de réseaux, etc. Cette fonction est
sans aucun doute très importante, et Attac la remplit déjà. Mais la grande
masse de ses adhérents, si on leur pose la question (ce qui n’a jamais été
fait car la majorité des fondateurs s’y sont opposés avec succès sous
divers prétextes), aspireront sans doute à ce que l’organisation dans
laquelle ils militent devienne pleinement adulte et s’émancipe de tous ses
géniteurs (ou qui se sont crus tels parce qu’ils étaient sur l’affiche de
départ), et notamment de ceux dont l’apport se réduit à la présence à un
vote lors d’une réunion, ou une procuration de vote laissée à une autre
organisation.

Cela passe par une réforme de leur rôle dans l’association. Au lieu de
vouloir continuer à la contrôler, notamment par leur poids prépondérant dans
les structures de direction, ils pourraient au moins remplir le rôle
statutaire qu’ils ont jusqu’ici complètement négligé - proposer au Conseil
d’administration les grandes orientations et lignes d’action de
l’association - et laisser les adhérents libres de leurs choix. Ce qui leur
donnerait l’occasion de tenter de se mettre d’accord sur autre chose que
l’opposition à une Attac vraiment indépendante, et à celles et ceux qui
portent cette idée. Tels sont les enjeux du débat qui va ­ enfin ! -
avoir lieu dans l’association avant les prochaines élections au Conseil
d’administration prévues le 8 décembre prochain.

B.C.

* Bernard Cassen est président d’honneur d’Attac. Il s’exprime ici à titre
personnel.

[1] Une réforme des statuts qui devrait être acquise à la fin novembre
portera ce nombre de 12 à 24.

[2] En juillet 1998, Bernard Thibault, qui allait devenir secrétaire général
de la CGT quelques mois plus tard, me confirma le soutien de son
organisation et nous promit d’appeler ses unions départementales à
s’impliquer. Ce qu’il fit.

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