dimanche 2 février 2003, par
organisée par Sud-Etudiant et Attac-Campus,
Réforme LMD (3/5/8) : remise en cause du passage automatique d’un diplôme à l’autre (sélection)
Système des crédits ECTS : la variation du nombre de crédits selon les options entraine le risque de
favoriser certaines filières
Régionalisation : donne un droit de regard aux entreprises qui financent les formations sur le contenu des enseignements
Sociologue, maître de conférences à l’IUFM de Bretagne.
Courants : Bourdieusien + ESCOL
Travaille sur les effets induits du mode de recrutement des instituteurs :
Instituteurs des cités HLM (PUF, 1994) ; École libérale, école inégale
(2002)
Il mène une recherche de fond sur :
les réussites paradoxales,
les enjeux sociaux des changements scolaires,
la perpétuation des inégalités scolaires et sociales
selon une approche sociohistorique, la déconstruction du « grand récit
républicain ».
Il a identifié trois phases :
1. Des lois Ferry (1881-82) à la Seconde guerre mondiale : L’école des élites de la Troisième République
Pendant cette période l’école est ouvertement ségrégative, et néanmoins pensée comme libératrice et méritocratique, en s’inscrivant dans l’esprit de la philosophie des Lumières : Raison - Science - Progrès.
C’est cette tradition républicaine qui explique la privatisation « light »
que nous avons connue en France jusqu’à maintenant.
Les bourgeois libéraux, conscients de leurs intérêts, estiment que dans la
« société industrielle » le peuple doit être instruit... mais pas trop, c’est à dire qu’il doit savoir lire, écrire, compter. L’école pour les enfants du peuple comprend donc l’enseignement primaire, l’enseignement primaire supérieur et le cours complémentaire et aboutit au Certificat d’études.
En 1920 : 20 % des jeunes d’une classe d’âge étaient titulaires du
Certificat d’études
Aujourd’hui : 60 % ont le Bac (ce phénomène explique la crise de sens ressentie à l’école actuellement).
En 1935 : 3 % de titulaires du bac, passés par l’école des notables de la
bourgeoisie urbaine : la sélection se fait à l’entrée dans les "petites
classes" des lycées.
Mais alors, pourquoi l’école est-elle réputée « libératrice et méritocratique » ? Parce que le système des bourses a permis l’ascension sociale de quelques-
uns, sur deux générations en général.
On parle pour cette période d’un « État éducateur » qui fixe structurellement les règles du jeu scolaire.
2. Les Trente glorieuses (1945-1975) : Le compromis scolaire
Cette période est marquée par la complémentarité entre l’État (keynésien, « providence ») et le fonctionnement économique. On parle de « compromis scolaire » qui a abouti à la Loi Haby sur le collège unique en 1975.
Pourquoi ?
influence de la pensée socialiste ;
État « développeur » qui joue la carte scolaire pour favoriser le
développement du pays ;
phénomène de tertiarisation de la société.
1947 : une ordonnance supprime les petites classes des lycées
1960 : création des CEG par transformation de l’enseignement complémentaire
1963 : création des CES par détachement des lycées + effet babyboum :
explosion du nombre de collèges
1975 : la réforme Haby instaure que tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale suivront le même cursus jusqu’en 3ème... du moins en théorie. En fait, la sélection passe dans la clandestinité : le mode de fonctionnement du système éducatif devient opaque (utilisation des options pour recréer des filières d’excellence...).
On parle pour cette période d’un « État développeur »
3. Depuis 1975 : La période contemporaine
On assiste au début du désengagement de l’État qui ouvre des brèches à la
"société civile" (mais pas encore des "avenues" comme aux États-Unis, en
Grande-Bretagne ou en Australie) pour une école "plus adaptée au local".
On assiste aussi à la montée en puissance du poids des « parents d’élèves professionnels » :
1977 : création des Conseils d’école
1989 : les parents sont désormais partenaires à part entière de la
« communauté scolaire » (Jospin).
Pour Careil, la question des parents d’élève professionnels est liée à la
question urbaine : en effet, l’évolution des villes est marquée par la ségrégation spatiale.
Il analyse la relation entre différences sociales et différences scolaires en développant la théorie des capitaux de Bourdieu qui sont de différentes natures :
économique
symbolique (reconnaissance sociale)
social (carnet d’adresses)
culturel, qui comprend trois formes :
- incorporé (habitus ou manière d’être acquise par socialisation dans un milieu social donné)
- objectivé (selon le degré d’accès à la culture légitime :
bibliothèques, Internet...)
- institutionnel (diplôme)
informationnel : apporté par les parents à travers le temps libre ou libéré qui leur permet de mieux suivre leurs enfants (adoption de « stratégies
consuméristes »).
Avant, la représentation des inégalités spatiales dans les villes pouvait
se faire selon un modèle vertical, aujourd’hui, selon un modèle horizontal
(en cercles) :
Au centre-ville on trouve les populations les plus favorisées et les
établissements scolaires les plus réputés ou « les mieux cotés sur le
marché scolaire » :
« Henry IV » : gauche diplômée réaliste
« Henry IV’ » : ceux qui ont le plus d’argent
« Henry III »
Dans les quartiers de relégations : les plus démunis socialement :
« Henry Zep »
Dans les zones pavillonnaires :
« Henry II »
De plus, on assiste à des « phénomènes de dominance » (tendance à l’imitation de la catégorie « au-dessus », par exemple, les habitants des zones pavillonnaires essaient d’envoyer leurs enfants à « Henry II » plutôt qu’à "Henry Zep").
Ségrégation à caractère simple : c’est le cas des établissements qui ne
peuvent retenir qu’une population captive
Ségrégation à caractère complexe (« stratégie du pauvre ») : c’est le cas des établissements qui retiennent les enfants les plus calmes, qui fabriquent
de « bonnes classes » et de « mauvaises classes » par ségrégation sociale mais aussi sexuelle (ex. : filles blanches d’un côté, garçon issus de l’immigration de l’autre) et qui favorisent le phénomène d’ethnicisation.
Autre exemple de renforcement des inégalités : dans les établissements
« chics », on demande une forte participation aux parents pour
l’organisation de la fête de l’école, les photos de classe, il y a une
coopérative, des ventes de produits dérivés... et des mères qui animent
bénévolement le CDI et la salle informatique ; ça rapporte beaucoup et
permet de placer le surplus d’argent de l’école sous forme de SICAV. Dans
les écoles pauvres, on ne demande pas d’argent aux familles, etc, etc.
De plus, en échange des services rendus par les parents (système de dons et
contre-dons), ceux-ci réclament de pouvoir choisir les enseignants de leurs enfants. Puis ces derniers - pour se justifier d’avoir accepté leurs exigences - disent que les parents ont
pris le pouvoir... sur le modèle de l’enseignement privé catholique.
Belge, professeur de Mathématiques dans l’enseignement privé .
En Belgique, l’enseignement catholique - public et privé - est très répandu. Les différents pays européens ont tous une histoire et des traditions particulières en matière d’enseignement, pourtant les politiques
qui ont été menées ces dernières années dans ce domaine sont assez similaires. Celles-ci ont convergé vers la fin des années 80 :
dérégulation/déréglementation : on est passé d’un système d’enseignement
géré et financé par l’État à une forme de réseau d’établissements gérés
localement et mis en concurrence
les contenus d’enseignement sont de moins en moins définis en termes de
cursus (savoirs, contenus cognitifs) mais en termes de compétences
présence de l’entreprise : multiplication des partenariats école/entreprise ; à travers livres blancs, recommandations..., exprime ce qu’elle attend de l’enseignement ; fédérations patronales qui participent de plus en plus à la redéfinition des programmes, notamment dans l’enseignement technique et l’enseignement supérieur
développement de l’education business et arrivée des TIC dans l’éducation
On constate partout l’accroissement des inégalités sociales ainsi que des inégalités entre établissements réputés de même niveau, dans un contexte de baisse des financements publics en pourcentage de la richesse nationale. Pour Nico Hirtt, cette convergence ne serait pas fortuite mais nous serions entrés dans une ère de mutation profonde des systèmes d’enseignement : nous serions passés de l’ère de la massification à l’ère de la marchandisation, marquée par :
la mise en adéquation de l’école avec les attentes des marchés et des
employeurs
l’exploitation du secteur de l’enseignement dans le but de stimuler
certains marchés et notamment celui des TIC
avec un double mouvement de privatisation mais aussi d’entrée du privé dans le secteur public (qui subsistera).
Quelles ont été les conditions économiques de la massification de 1950 au début des années 80 ?
croissance économique des Trente glorieuses
croissance de la main-d’oeuvre salariée en chiffre
nécessité d’un niveau d’instruction plus important pour une main-d’oeuvre
qui doit être plus qualifiée
augmentation des sommes consacrées au financement de l’enseignement public par les États centraux
Pendant cette période, on constate une réduction des inégalités sociales face à l’enseignement. La crise commence vers le milieu des années 70 et la fin de la massification intervient environ 15 ans après. Ce mouvement est marqué par :
l’exacerbation des luttes concurrentielles. Les milieux économiques tiennent un discours double et contradictoire :
- « dans ce contexte de concurrence, l’école doit être utilisée pour soutenir la compétitivité des entreprises européennes »
- « il faut que l’État diminue la charge fiscale et que l’enseignement coûte moins cher ».
Aujourd’hui les dépenses publiques en matière d’enseignement stagnent en
France et en Allemagne et sont en forte baisse ailleurs.
l’imprévisibilité en termes de formation de la main-d’oeuvre (on ne peut pas anticiper sur les besoins futurs) :
- innovations pédagogiques (souci de productivité, ouverture de nouveaux marchés...)
- accélération du rythme de l’innovation technologique
- instabilité financière
l’évolution du marché du travail marquée par
le développement de la précarité
la demande croissante de main-d’oeuvre hautement qualifiée dans les hautes technologies
parallèlement le développement massif des emplois à très faible niveau de qualification (qui représentent 60 % des créations d’emplois récentes en France). On assiste à l’apparition de la notion de « formation de courte ou moyenne durée sur le tas » aux États-Unis (ex. : formation qui dure 12 heures).
Il n’est plus question d’élévation générale du niveau de qualification mais d’un phénomène de dualisation accompagné d’un renforcement de la sélection et de la hiérarchisation des formations.
C’est de 1989 que date le changement de discours dominant sur l’éducation
en Europe. La Table Ronde des Entrepreneurs Européens (ERT, lobby ultra puissant) crée un groupe de travail qui s’intéresse spécifiquement aux politiques éducatives menées en Europe. L’ERT publie un rapport qualifiant le système éducatif de « secteur stratégique pour le développement économique » et préconisant sa « rénovation pour répondre aux besoins de l’industrie » (Et ce ne sont pas les enseignants qui ne comprennent rien à tout cela qui devront se charger de cette rénovation !).
Avant 1989, le discours des industriels sur l’enseignement était dominé par
des questions quantitatives - « il faut plus de gens qualifiés » -, depuis, il est dominé par des questions qualitatives, comprenant même des considérations sur la pédagogie.
Idées-clés de ce discours - repris par la Commission européenne :
Il faut une nouvelle forme d’adéquation entre enseignement et besoins économiques dans un contexte d’imprévisibilité (de l’économie).
Cette instabilité doit être prise en compte et par conséquent l’école et
les futurs travailleurs doivent être plus flexibles :
« Le savoir est un produit périssable » (Édith Cresson), il faut donc
accorder la priorité aux compétences professionnelles et sociales.
La main-d’oeuvre, pour être flexible et adaptable, ne doit pas être détentrice de beaucoup de connaissances, notamment de connaissances qui s’inscriraient dans une tradition du savoir, de la culture...
Selon l’ERT, la notion de compétence recoupe une nécessaire « alphabétisation numérique » (pouvoir dialoguer simplement avec une interface informatique), même pour ceux qui exerceront les métiers « du bas » puisque ceux-ci nécessiteront la manipulation élémentaire de machines.
Les compétences et les connaissances délivrées par l’école dans un premier
temps devront être mises à jour tout au long de la vie. Pour cela il faut
responsabiliser le travailleur qui devra s’autoformer toute sa vie sur son
temps libre à l’aide des TIC (en effet, l’apprentissage en ligne est moins coûteux pour l’employeur).
L’OCDE partage ce point de vue : la préparation à la vie active ne peut
plus être considérée comme une chose acquise, le travailleur devra
poursuivre sa formation toute sa vie afin d’entretenir son employabilité.
Pour cela, le système doit être "adapté", c’est-à-dire décentralisé.
Utilisation de l’école pour stimuler les marchés
En 1997, Claude Allègre décide d’investir 15 millions de francs dans
l’équipement informatique des écoles. Cette mesure a pour effet le développement du secteur des TIC et notamment de Microsoft. Or, en 1996
dans le plan d’action européen Apprendre dans la société de l’information, Édith Cresson affirme que le marché européen des TIC est trop restreint, ce qui ralentit le développement de ce secteur. Elle préconise l’adoption de mesures destinées à le stimuler. Il est intéressant de noter qu’elle est alors Commissaire à l’éducation et pas à l’industrie et que son rapport vante les valeurs pédagogiques de l’informatique. En 1998
au sommet européen de Lisbonne, le discours sera encore plus clair.
Développement d’un marché de l’enseignement avec
- l’entrée des marques dans les écoles ;
- la multiplication des réseaux d’écoles payantes ;
- l’accroissement des activités annexes confiées à des entreprises privées (ex. : l’inspection des enseignants en Grande Bretagne, remplacement des enseignants absents par des intérimaires dans plusieurs pays...)
- le développement de l’enseignement payant à distance sur Internet (cf. l’évolution des investissements des États-Unis dans l’education business : en 1996 ce secteur représentait 3,5 milliards
de dollars dont 2 pour l’EAD ; en 2000, 400 milliards de dollars dont 100 pour l’EAD). L’Organisation mondiale du Commerce (OMC) conseille d’ailleurs aux pays en voie de développement de ne plus investir dans l’enseignement supérieur puisqu’ils vont pouvoir profiter de l’EAD. Les diplômes nationaux sont en voie d’être remplacés par des certificats internationaux de compétence. La mise en place en Europe du système ECTS est sans doute la première étape dans la réalisation de cet objectif (?)
En revanceh, affirme l’OCDE, l’enseignement public subsistera pour l’apprentissage de ceux qui n’accéderont pas au système supérieur parce que cette forme d’enseignement-là n’est pas rentable.
Ne peut-on pas qualifier la décentralisation de « libéralisme
bureaucratique de proximité » ?
La revendication identitaire ne risque-t-elle pas de sonner le glas de la laïcité « à la française » ?
La prise de conscience de l’offensive néolibérale dans l’enseignement
remonte tout au plus à cinq ans. Des recherches sur ce thème sont
actuellement en cours en Allemagne et en Grande Bretagne. Cette question
est au sommaire du FSM 2003 de Porto Alegre et du FSE de Florence.
Cependant, il n’y a pas actuellement de grand mouvement de lutte contre la
marchandisation de l’éducation. Celle-ci n’est pas nommée par les
gouvernements qui procèdent petit à petit, par petites réformes
successives, rendant la résistance difficile : « la riposte est difficile
parce que nous sommes "infectés" à notre insu par le néolibéralisme ». (Cf. à cet égard l’ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme,1999, qui montre comment le capitalisme « récupère » les critiques qui lui sont faites et comment, dans la pression quotidienne (« le nez dans le guidon »), on ne voit pas les enjeux).
Assiste-t-on à la mise en place d’un processus qui vise à professionnaliser de plus en plus l’enseignement ?
En effet, on assiste à l’abandon progressif de l’objectif consistant à faire accéder l’élève à une compréhension du monde par une approche scientifique du réel rendue possible par l’acquisition de savoirs transposables.
La professionnalisation précoce permet d’empêcher pour beaucoup l’accès à un enseignement général et à une culture commune.
Les contenus sont progressivement adaptés pour permettre l’acquisition de compétences opérationnelles que l’on peut mettre en oeuvre directement sur les postes de travail. On peut parler d’un processus d’instrumentalisation de l’enseignement.