Compte rendu de la journée d’ATTAC-JERSEY du samedi 12 octobre 2002

samedi 2 novembre 2002, par Webmestre

« LES PARADIS FISCAUX ET LA MONDIALISATION COMMENT LES PARADIS FISCAUX ENCOURAGENT LA CORRUPTION, PERTURBENT LES MARCHES ET METTENT EN PERIL LES DEMOCRATIES. »

Cette opération s’inscrit dans une double perspective, l’une nationale et
européenne (le lancement de la campagne ATTAC 2002 contre les paradis
fiscaux en Europe, avec la pétition européenne pour un réel espace
judiciaire européen, et la diffusion de la cassette vidéo mise au point par
ATTAC-Romans)[1], l’autre, plus régionale à la suite d’une volonté de
plusieurs comités ATTAC de l’Ouest de poursuivre l’action engagée en 2001 à
Jersey et Saint-Malo

( « Etonnants Paradis ») qui avait donné lieu à un débarquement
particulièrement spectaculaire et « médiatiquement » fécond. A la suite de
cette « première », des contacts avec de Jersiais se sont développés. Ils
ont conduit à la naissance d’un comité ATTAC-Jersey à l’intérieur du comité
Pays Malouin. A ce jour une quarantaine de militants jersiais « osent »
agir en plein jour, malgré de multiples intimidations, contre ce qu’ils
décrivent comme la capture de la démocratie par des intérêts particuliers,
essentiellement liés à la financiarisation de l’île : distributions de leur
journal, création d’un site internet, campagne de pétition lors de la venue
de T.Blair à Jersey -relayée avec succès par Attac-France, journée
consacrée à l’impact ravageur de la finance sur l’agriculture ( 4 mai 2002)
en compagnie de différents délégués ATTAC de l’Ouest, coordonnés par Attac
Pays Malouin et F.Dufour au nom de la Confédération Paysanne et d’ATTAC
France.Une tournée des municipalités, conseils généraux , conseils
régionaux du Grand Ouest avait été organisée fin 2001 pour attirer en
particulier l’attention des décideurs sur la désormais notoire
discrimination entre jersiais de « souche » (exclus des opportunités
européennes en matière de mobilité géographique, d’emploi et de
domiciliation en Europe, et les autres jersiais, essentiellement de la
« City » ou du Royaume- Uni qui « jouent sur les deux tableaux »(« mon job
et mes impôts -peanuts- à Jersey, et le reste en Europe.) . Toute
collaboration entre des collectivités locales françaises et Jersey semble
désormais soumise au rappel de ces réalités.Une rencontre avec Charles
Josselin au Ministère des Affaires Etrangères fin 2002 entre des membres
d’Attac Jersey , des délégués d’Attac de l’Ouest et deux membres du Bureau
National ( G.Halimi et S.Le Quéau) avait permis de faire connaître les
traits particuliers ; bien peu démocratiques, de cette île située au c ?ur
de l’Europe et de suggérer d’utiliser ce type de donnée dans les
négociations diplomatiques en cours sur le statut des paradis fiscaux en
Europe, même si officiellement - bien sûr- Jersey n’appartient pas à la
Grande -Bretagne et donc n’appartient pas à l’Europe.

La journée du samedi 12 octobre s’inscrivait donc dans ce contexte d’une
action volontairement non spectaculaire, cette fois, mais d’une volonté
d’analyse avec nos amis jersiais et de crédibilité d’Attac sur l’île. Au
delà des « coups » médiatiques qui ont leur utilité, nous pensons -et
tentons- de prouver par de telles journées « scientifiques » - qu’il est de
l’intérêt de tous de réfléchir aux formes politiques d’un horizon post-Paradis fiscal. Convaincre les habitants de ces paradis que les choses ne
peuvent pas durer( du fait même de la logique de concurrence entre paradis
fiscaux) et les convaincre que ceux qui ont utilisé leur île se moquent de
leur avenir semblent être une tache essentielle. Ce faisant, nous ne nous
érigeons pas en donneurs de leçon, mais nous espérons contribuer à une
reconquête de l’espace démocratique par les Jersiais eux- mêmes.

La journée était organisée par nos amis Jersiais d’Attac dans un hôtel de
Saint-Hélier autour de trois interventions principales d’une heure environ
( avec traduction -résumé entre séquences de 15 mns environ) . Chaque
intervention était suivie d’un échange avec le public, constitué d’une
vingtaine de personnes, dont une vingtaine de délégués Attac des comités de
l’Ouest emmenés par Pierre Tartakovsky, secrétaire général d’Attac France
et Serge Le Quéau du Bureau National. Ces deux derniers avaient participé
la veille à une réunion publique à Saint-Malo.

Le public Jersiais était essentiellement constitué de membres et amis
d’Attac Jersey et de « relais d’opinion » invités par l’association (
responsables d’ associations, « figures » locales de communautés sociales,
religieuses, etc.)

Jean ANDERSON, présidente d’Attac Jersey, invita dès le début de la journée
P.Tartakovsky à présenter le mouvement ATTAC et son évolution. La
consonance « agressive » de notre sigle fut en particulier évoquée, ce qui
rappela certains souvenirs aux valeureux militants de l’opération
« Etonnants Paradis 2001 » .P.Tartakovsky rappela l’importance de la
composante scientifique et éducative de notre association qu’une telle
journée allait confirmer pleinement.

Rappel des trois interventions :

- « Les paradis fiscaux à l’ère de l’égoïsme non éclairé » , par John
Christensen, professeur d’Economie financière à l’université de Surrey et
responsable de l’organisation « MENAS » spécialisée en conseil et en
expertise financière auprès d’organismes gouvernementaux et d’ONG en
particulier dans les pays développés. L’aide apportée à l’interprétation
des contraintes des organismes internationaux ( type FMI, Banque
Mondiale),sur ces gouvernements semble précieuse.( www.menas.co.uk et
jc_menas@compuserve.com).

- « Les paradis fiscaux : pas de compte à rendre » par PREM SIKKA, professeur
de comptabilité et d’études financières à l’université d’Essex. Son travail
universitaire repose sur l’urgence d’une plus grande transparence dans
l’environnement financier et sur l’impact des « crises » type ENRON (
prems@essex.ac.uk)

- « Le rôle de experts de services financiers dans le développement de la
fraude et de l’évasion fiscale par RICHARD MURPHY , expert-comptable , qui
publie des articles critiques dans des revues spécialisées et dans The
Observer et The Guardian.

L’intervention de John Christensen fut d’autant plus pertinente et
appréciée qu’il parlait en tant que Jersiais et ancien conseiller financier
des . Etats de Jersey ! Dans l’impossibilité de convaincre les décideurs de
l’île de la nécessité d’une autre politique, écoeuré par la transformation
de « son » île en coffre-fort, cet homme a du littéralement s’exiler.

Quelques points essentiels à retenir des trois interventions de la
journée :

Les Paradis fiscaux, point -aveugle de la recherche universitaire : des
milliers de thèses, parutions, articles sur « l’optimisation » des flux
financiers, la « gouvernance » d’entreprise ,etc. ont accompagné le
déchaînement des pratiques financières depuis 30 ans, mais la littérature
scientifique et particulièrement universitaire est paradoxalement demeurée
quasiment muette sur le sujet des paradis fiscaux et les centres de
« finance offshore » ! Les quelques 15000 universités américaines et les
quelques 1500 professeurs d’économie britannique ont publié moins d’une
dizaine d’articles sérieux sur le sujet.

Il semble que les ONG et associations comme ATTAC ont été plus vigilantes
vis à vis de cette évolution que les instances officielles de savoir et de
la recherche. Les étudiants et enseignants en sciences économiques qui
depuis quelques années demandent un élargissement de leur champ aux
sciences humaines et sociales ont bien, pressenti ce besoin d’un savoir
réellement critique. La « pensée unique » n’est pas un vain mot. La
dépendance croissante des chercheurs et des universités vis à vis des
organismes privés en matière d’aides financières, de projets de recherche
a fortement contribué à cette myopie, déjà largement confirmée dans la
recherche médicale, pharmacologique, agro-alimentaire par exemple.

Une des premières taches de John Christensen en tant qu’enseignant
chercheur a été de contribuer à combler cette lacune en coopérant à la
publication d’un ouvrage qui fait désormais référence : « Offshore finance
centres and tax -havens »( Mac Millan ,ed.2002)

Le succès mondial du dernier ouvrage de STIGLITZ ( « La grande
désillusion ») figure éminente de l’establishment qui a osé « cracher dans
la soupe » du FMI et de la Banque Mondiale semble laisser penser qu’une
évolution est en cours. L’apparition dans le champ scientifique de
regroupements intellectuels comme « PEKEA » (Political and Ethical
Knowledge on Economic Activities) ( http://www.pekea.org) confirme cette
mondialisation d’un savoir critique sur les pratiques économiques et
financières d’aujourd’hui.

Les paradis fiscaux ne sont plus seulement des îlots défiscalisés
réservés à quelques « happy few », mais ils sont devenus en 30 ans des
instruments majeurs et banalisés du monde économique et financier dans son
ensemble. Banques « respectables » et prête-noms de la corruption
politique, de la drogue et du crime organisé se côtoient en bonne entente
dans une « zone grise »où il est désormais impossible de séparer « le bon
grain de l’ivraie », l’évitement « légal » à l’impôt de la fraude fiscale,
l’argent du dictateur nigérian de l’épargne d’honnêtes citoyens. La course
vers le moins-disant fiscal a engendré un monde où la concurrence n’est que
l’organisation de la tricherie. Les exemples concrets liés à des affaires
mettant en cause les îles anglo-normandes ont été alors abondamment
évoquées.

Ces paradis fiscaux ne peuvent exister et croître sans le soutien tacite
ou explicite des gouvernements de nos pays, N. Lamont, ancien Chancelier de
l’Echiquier, vantait les vertus « dissuasives » des paradis fiscaux vis-à-
vis des états à politique fiscale « excessive » !, l’encouragement à la
création de pavillons de complaisance ou la corruption politique et les
scandales liés au financement de certains partis ont mis ce fait en
évidence, la plupart mettant en jeu des « circuits » de paradis fiscaux
compliquant délibérément la tache des juges. Il ne s’agit là que de la
partie émergée de l’iceberg. Les Etats-Unis ont été récemment condamnés par
la cour des conflits de l’OMC pour avoir favorisé systématiquement la
domiciliation dans des paradis fiscaux de leurs plus grosses entreprises, (
Kodak, Microsoft.), cette défiscalisation constituant une aide indirecte à
leurs exportations. Des figures emblématiques de la « jet-set » financière
et économique mondiale dont les médias vantent le « panache » et « l’esprit
d’entreprise » échappent aussi aux obligations fiscales des pays qui sont à
l’origine de leurs fortunes : R.Branson, le créateur de « Virgin » ( en
hommage au paradis fiscal qui l’héberge) fait partis de ces figures,ainsi
que R.Murdoch dont l’empire médiatique peut faire ou défaire bien des
gouvernements occidentaux et qui se targue d’être l’ami de Madame Thatcher
et des autorités chinoises. Ses quelques 800 « entités » distinctes
réparties dans divers paradis fiscaux lui permettent d’échapper quasiment à
tout impôt en Grande Bretagne. La complexité des montages financiers assure
l’opacité quasi totale des man ?uvres financières, la confidentialité
bancaire faisant le reste, défendue parfois au nom des « Droits de
l’homme » ! Une tentative récente de lecture de l’organigramme de NERA,
l’entreprise issue de la privatisation de GASPRON, le conglomérat ex
soviétique de l’énergie, qui possède une filiale financière à Jersey ( NERA
Jersey Ltd) s’est avérée impossible tant est complexe la toile de ses
intérêts, on y retrouve toutefois des proches de B.Yeltsin.Aucun organisme
financier de paradis fiscal ne peut vraiment assurer connaître ses
« clients » au delà ,éventuellement, du dernier échelon en aval.

« Un autre monde est possible »

L’effet « boomerang » des paradis fiscaux sur les états qui ont pu, à un
moment, favoriser leur existence conduit de plus en plus de responsables à
s’interroger sur les effets pervers du phénomène. Les flux financiers qui
passent peu ou prou par les paradis fiscaux représentent plus de cinq fois
les réserves des banques mondiales ! M.G.SOROS, ancien spéculateur devenu
« ange blanc » ( ?) après avoir fait trembler la livre sterling et empoché
une immense fortune au passage, affirme aujourd’hui que les états n’ont
plus les moyens de résister à la spéculation. Certaines autorités
politiques commencent à mesurer le défi qui leur est adressé.

La corruption massive dans les pays en développement est désormais
clairement reconnue comme ayant partie liée avec les paradis fiscaux et
autres zones de non droit de la finance mondiale .Un juge de Lesotho vient
de condamner une entreprise canadienne pour corruption en précisant dans
ses attendus que « la source n’est pas ici, mais que les îles Caïman,
Jersey, la Suisse agissent comme éléments essentiels ». Pointer du doigt
les agents du processus est un premier pas.

Les « comptables » et autres experts dont certains sont au c ?ur de ces
processus de blanchiment et de non-droit, comme l’a révélé -entre autres-le
scandale ENRON (qui n’a été possible que grâce à une myriade des paradis
fiscaux dissimulant ses profits et.ses pertes) sentent que leur profession
a été mise à mal et qu’il importe pour sa survie, de rappeler , dans la
formation en particulier, les responsabilités qui sont les leurs. Le
professeur PREM SIKKA et M.R.MURPHY ont souligné ce « réveil tardif » vis à
vis de complaisances coupables et liées aux confusions tolérées dans
certains pays anglo-saxons entre « conseil financier » et « analyse de
légalité ». Certains ordres professionnels appellent de leur v ?ux un cadre
coercitif et juridique plus précis, un durcissement des peines et un
élargissement des définitions des délits. Etendre la responsabilité de ces
professions au delà de leurs seuls employeurs immédiats semble impératif
assurent certains experts comptables. Dans l’entretien donné au journal
« Le Monde » JF LEPETIT (18 octobre 2002) confirme cette évolution mais le
nouveau président de la C.O.B s’interroge sur les zones à risques que
constituent toujours les paradis fiscaux.

Pour les trois conférenciers, l’avenir de Jersey comme paradis fiscal
s’annonce sombre. La recherche de « l ’avantage compétitif » dans la
concurrence acharnée qu’ils se livrent entre eux fait que certains paradis
fiscaux, notamment en Europe doivent envisager au plus tôt des révisions
douloureuses. Le sénateur Walker, au moment même où il invite ses
administrés Jersiais à « se serrer la ceinture », eu égard au déficit
public de l’île ( un comble !) , envisage d’offrir une taxation proche de
zéro aux entreprises financières qui se maintiennent sur l’île ou qui
accepteraient de s’y établir.

Les trois conférenciers insistent sur la nécessité pour de nombreux états
occidentaux de prendre en compte le vieillissement de leur population et de
l’accroissement inévitable de certaines dépenses publiques. Le « manque à
gagner » induit par les paradis fiscaux constitue un « gisement »
budgétaire non négligeable si on ne veut pas augmenter les impôts des
fameuses « classes moyennes ».Une hypothèse « basse » (c’est à dire au taux
d’imposition minimale en Grande Bretagne) sur le manque à gagner que
représente Jersey pour le Royaume Uni, si l’on considère les avoirs
britanniques gérés par les milliers de compagnies fiduciaires ( trustees)
domiciliées dans l’île, on obtient un chiffre correspondant très largement
au besoin de financement actuel du NHS le système de santé britannique dont
on connaît les besoins criants.

La nécessité pour Jersey de réfléchir rapidement à des
scénarios alternatifs semble s’imposer désormais comme une évidence. Son
« splendide isolement » vis à vis de l’Europe et du Royaume Uni qui a su
l’utiliser comme « sas » des grandes banques de la City ne peut plus durer.
Ses atouts traditionnels hors industrie financière ( agriculture à haute
valeur ajoutée et tourisme) ont été mis à mal depuis 30 ans, mais demeurent
des éléments à prendre en compte . La dimension « européenne » de l’île
mériterait d’être plus sérieusement prise en compte ( marchés
d’exportations potentiels, proximité du « flux touristique » lié à la Route
des Estuaires ,etc.) .

Enfin, la discrimination entre Jersiais « de souche » et résidents
britanniques, citoyens de l’U.E, apparaît de plus en plus insupportable et
inique.

Les conférences de cette journée, un an après notre opération
« Etonnants Paradis » et l’ implantation progressive dans le paysage
Jersiais d’Attac, a pleinement confirmé nos intuitions et celles de nos
amis Jersiais engagés dans ce combat : par ses dimensions géographiques,
ses limites démographiques et environnementales, Jersey représente pour
nous un « cas d’école ». Cette dérive de la financiarisation d’un espace et
d’une culture trouve désormais ses limites extrêmes. Le déficit
démocratique la « bétonisation » du paysage îlais, l’arrogance des intérêts
financiers, la confusion des espaces spéculatifs et politiques. y rendent
la vie de plus en plus difficile et bien éloignée des cartes postales
folkloriques.

Cette équation s’observe dans l’ensemble des paradis fiscaux ; elle
est nocive dans ses effets pour nos démocraties ; elle est également nocive
pour ses habitants mêmes dont les intérêts à long terme ne coïncident pas
avec ceux de l’industrie financière. La solution n’est certes pas dans la
fuite en avant et l’aveuglement volontaire. Les participants à cette
journée ont été marqués par le sentiment d’urgence des intervenants. Les
Jersiais ne peuvent plus faire l’économie d’un débat approfondi sur leur
rôle, les responsabilités de ceux qui les dirigent, et les nécessaires
réorientations de leur économie. Comme l’atteste le débat diffusé par BBC
Radio4 enregistré à Jersey le vendredi 18 octobre , une semaine après notre
journée ,dans une émission de très grande écoute ( « ANY QUESTION ? ») ,
certains sont déjà prêts et ont clairement nourri leur réflexion de ce
qu’ils avaient appris en participant à notre journée ( Intervention
d’A.Walton, Attac-Jersey). Le correspondant du Monde à Londres qui
participait à ce débat a d’ailleurs salué le courage de notre ami et des
hommes et femmes de bonne volonté qui acceptent dès aujourd’hui d’écrire le
scénario post-paradis fiscal.

J.HAREL (ATTAC-PAYS MALOUIN)


[1] La version en langue anglaise a été réalisée à Saint-Malo sous la
direction de B.Bouzon avec la collaboration d’Attac Pays Malouin, Attac
Morbihan et Attac Jersey. Ces documents vidéo ont été mis à la disposition
de Jersey Attac le samedi 12 octobre.

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