Un texte de Pierre KHALFA sur la question européenne


Pierre KHALFA Coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d’Attac. 5 juillet 2016

1. Nous avons besoin d’Europe. Pas de cette Europe-là mais d’une Europe refondée et ce pour cinq raisons.

 Face aux transnationales et aux marchés financiers, il faut un espace politique et économique qui puisse faire contrepoids. Une Europe éclatée en de multiples pays divisés laisserait chacun d’eux seul face au capital mondialisé et pouvant jouer de la concurrence entre eux.
 La deuxième raison renvoie à la montée de la xénophobie et au regain des tensions nationalistes dont la campagne pour le Brexit offre un exemple. Les causes en sont multiples : disparition de la domination soviétique, ravivant la question des nationalités ; poids de la crise et application brutale des thérapies néolibérales favorisant la montée apparemment irrésistible du chômage et de la précarité, propice à la recherche de boucs émissaires et de refuges identitaires ; mode de construction de l’Europe qui tend à exclure les peuples des décisions et à dévaluer l’idéal démocratique. Cette montée de la xénophobie, du racisme et des tentations autoritaires ne pourra que s’accélérer si l’éclatement, possible dans les années à venir, de la zone euro et de l’Union européenne, débouche sur des replis nationaux antagoniques et une mise en concurrence aggravée entre les peuples.
 Le dumping règne en maître. Son éclatement, loin de mettre fin à cette situation, risquerait au contraire de l’aggraver, chaque pays cherchant à accroître ses avantages concurrentiels aux dépens des autres. C’est aujourd’hui l’objectif déclaré des conservateurs britanniques qu’ils aient été ou pas en faveur du Brexit. Mettre fin au dumping social et fiscal serait un objectif majeur d’une Europe refondée. C’est là notre troisième raison pour garder une perspective européenne.
 La quatrième raison tient au fait que certains domaines nécessitent des politiques publiques qui doivent être débattues au niveau européen et qui requièrent des décisions communes fortes. C’est le cas, par exemple, des politiques à mener en matière de transition écolo-énergétique (transports, énergie, rénovation urbaine, etc.) qui doivent être coordonnées au niveau européen pour être pleinement efficaces. C’est menée au niveau européen qu’une politique de relance budgétaire et monétaire en ce sens aurait une efficacité démultipliée en matière de création d’emplois et de réduction de la facture pétrolière et gazière et des émissions de CO2.
 Il en est une cinquième, décisive, qui tient aux rapports de force et d’influence dans les négociations internationales. Le monde a vu la montée de nouveaux acteurs de taille continentale, dont le poids économique va croissant. Dans cette situation, aucun des États européens, y compris les plus grands, ne peut réellement jouer un rôle important tout seul. Il ne s’agit pas là de vouloir affirmer une « Europe puissance » qui rivalise avec les autres blocs dans la compétition économique mondiale ou dans la course pour l’accès aux ressources naturelles en voie d’épuisement. Il s’agit au contraire de construire en Europe un pôle de coopération susceptible d’enclencher en son sein une politique radicale de redistribution des richesses et de transition écologique. Un pôle qui pèse suffisamment lourd au plan mondial pour influer sur les négociations climatiques, en montrant par l’exemple aux citoyens des autres régions du monde qu’il existe des alternatives à la course folle au réchauffement climatique et à l’épuisement des ressources ; qu’on peut inventer des modes de vie conviviaux et attractifs en réduisant drastiquement les consommations d’énergie et de matières.

2. Cette analyse doit être le point de départ de notre réflexion et de notre positionnement.

Tout discours sur l’Europe qui oublie cet aspect ne peut que tomber à droite. Notre objectif stratégique ne peut qu’être européen pour les raisons indiquées ci-dessus. Reste la question des moyens. Il est aujourd’hui illusoire de penser que, par sa seule force, un mouvement social européen puisse imposer une bifurcation dans la construction européenne et faire en sorte qu’une refondation puisse voir le jour (je ne développe pas). Cela ne signifie pas que tout combat au niveau européen est secondaire. Bien au contraire. Comme le montre l’exemple de la Grèce, l’absence de mouvement social européen a été un des facteurs de l’échec du gouvernement Syriza. La Grèce est restée dramatiquement isolée.

3. Pour engager un processus de rupture avec la situation actuelle, il faut une crise politique en Europe.

Une telle crise ne peut venir, dans les conditions actuelles de rapports de forces, que d’une rupture au niveau national. Mais toute rupture n’est pas bonne à prendre. Le Brexit est l’exemple d’une rupture - si jamais elle se concrétise - hégémonisée par la droite xénophobe (je laisse de côté la question de savoir s’il était possible qu’il en soit autrement dans les conditions concrètes du Royaume Uni). Que ce soit donc tant pour des raisons stratégiques que tactiques, toute bataille contre l’Europe telle qu’elle est doit s’accompagner d’une perpective de refondation d’une autre Europe : rupture et refondation, et pas l’une sans l’autre.

4. Que devrait faire un gouvernement réellement de gauche et quel profil politique aujourd’hui ?

Pour rompre avec le néolibéralisme, il faudra prendre un certain nombre de mesures qui sont contradictoires avec les règles européennes (traités, directives et règlements). Il faudra donc prendre des mesures unilatérales pour appliquer le programme sur lequel nous nous présentons. Nous entrons donc alors dans un processus de désobéissance aux règles européennes. Dans ce cadre, il n’y a nul besoin de référendum immédiatement. Le mandat est donné par la victoire électorale et le programme sur lequel nous avons été élus.

5. Ce processus entraînera inévitablement des mesures de rétorsion.

Certes la France n’est pas la Grèce et elle a donc des marges de manoeuvres incomparablement supérieures. Mais c’est aussi pour cela qu’il sera inconcevable pour nos adversaires de laisser faire. Le Royaume Uni avait obtenu de nombreuses dérogations aux traités et aux directives européennes. Mais ces dérogations allaient toutes dans le même sens, celui d’un renforcement du néolibéralisme, ce qui évidemment ne sera pas le cas pour nous. Il faudra évidemment d’un point de vue propagandiste s’appuyer sur cet exemple, mais il ne faut pas croire que la non application de dispositions européennes contradictoires à nos engagements va se passer tranquillement.
Un seul exemple, la question des taux d’intérêt sur la dette publique. Aujourd’hui la France emprunte à des taux historiquement bas, voire même négatifs. La France fait partie des quelques pays sûrs pour les investisseurs, juste après l’Allemagne. Paradoxalement, aujourd’hui, on a intérêt à s’endetter sur les marchés financiers. Si demain un gouvernement de gauche prend toute une série de mesures de rupture, il y aura inévitablement une réaction de marchés qui traiteront la France comme un pays à risque, avec pour conséquence un bond des taux d’intérêt, ce d’autant plus que ce gouvernement devra reprendre d’une façon ou d’un autre le contrôle du système bancaire. Les banques françaises sont soutenues, comme les autres banques européennes, par les programmes de la BCE. Il est fort probable que cette dernière arrêtera de le faire espérant ainsi, comme cela s’était passé en Grèce, faire plier le gouvernement français, et ce bien que les banques françaises soient systémiques contrairement aux banques grecques. Cela amènera à se poser la question d’une création monétaire autonome et de son lien avec l’euro. Bref, nous serons pris dans un bras de fer dont nous ne pouvons prévoir le résultat.

6. Ce résultat dépendra en partie de la posture politique adoptée.

Si nous adoptons une posture « indépendantiste » dans laquelle toute solidarité avec les peuples européens est mise de côté au profit d’une affirmation nationale, voire nationaliste, nous serons isolés et, in fine, battus. D’où l’importance, pour des raisons stratégiques (point 1.) que tactiques pour la construction de rapports de forces, de mettre au premier plan de notre orientation politique l’exigence d’une Europe refondée.

7. Cela est d’autant plus nécessaire que le vote pour le Brexit en offre paradoxalement l’opportunité.

Le choc du vote britannique force tout le monde à se poser la question de la nature de l’Union européenne. S’ouvre donc une période où cette question peut être posée à une échelle de masse. Quelle Europe voulons nous ? C’est maintenant aussi cette question qu’il faut prendre à bras le corps.