Commerce équitable et grande distribution : la position d’Artisans du Monde (octobre 2005) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°33, octobre/novembre 2005

Halte au markéthique !

Les 4 et 5 juin dernier, la fédération Artisans du Monde, principal réseau de commerce équitable en France, prenait une décision importante lors de son assemblée générale. En effet, au terme d’un débat impliquant une grande majorité de ses membres, ça a été l’occasion de voter le nouveau projet associatif de la Fédération qui fixe les orientations communes du mouvement pour les prochaines années. Au menu : la distribution de produits équitables dans les magasins de grande distribution.

Il y a quelques mois déjà que la Fédération Artisans du Monde a choisi de ne pas introduire ses produits dans la grande distribution. Les 162 associations et membres associés du mouvement ont voté démocratiquement, lors de son Assemblée Générale annuelle, pour conserver son réseau de distribution actuel : les boutiques spécialisées.

Nos voisins belges, italiens et suisses, entrés en Grande et Moyenne Distribution, s’interrogent : « Pourquoi Artisans du Monde la refuse ? ». Plusieurs entreprises françaises du commerce équitable distribuent leurs produits exclusivement en GMD (AlterEco par exemple). Comme eux, nos clients nous demandent : « Pourquoi ne trouve-t-on pas vos produits en grandes surfaces ? C’est là que vont les consommateurs ! ». Nous répondons à tous ces gens que chaque boutique du mouvement s’efforce d’intégrer les centres des villes pour revaloriser le commerce de proximité.

Ah ! La GMD, le fameux "temple de la consommation" : en France, la GMD contrôle 90% de la vente au détail. C’est contre cet oligopole que la Fédération Artisans du Monde a voulu se battre. Si le client vient jusqu’à nous, il croisera forcément les voisins libraires, charcutiers, boulangers. Peut-être même qu’il sera beaucoup plus serein en cette fin de journée que s’il avait patienté nerveusement dans une file de surpermarché, à ronchonner contre la caissière gérant les incidents techniques de la caisse tout en supportant les exigences des clients acariâtres qui ont oublié leurs " sacs-qui-respectent-l’environnement " et veulent des pochettes en plastique comme avant. Alors que dans la tête de cette caissière, le grand Jacques chante encore : « Au suivant ! Et au suivant ! Moi j’aurais bien aimé un peu plus de tendresse, ou alors un sourire ou bien avoir le temps, mais au suivant au suivant ! ».

La dignité humaine, dans la grande distribution aussi !

Le mouvement Artisans du Monde revendique le respect des droits de l’Homme au travail, en s’appuyant sur l’article 23 de la Déclaration Universelle : « Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine ». Il s’agit d’une exigence qu’imposent les critères du commerce équitable à nos partenaires du Sud, encore faudrait-il être crédible en l’appliquant au Nord également ! En plus de piétiner les textes de lois internationales (Organisation Internationale du Travail, Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Déclaration des Droits de l’Enfant) au Sud, la Grande et Moyenne Distribution fournit des emplois précaires et ses employés travaillent dans la pression quotidienne. Christian Jacquiau dénonce dans Les coulisses de la grande distribution « Les CDD à répétition ». Il ajoute aussi « Les stagiaires chefs de rayons ont le privilège de pouvoir travailler six jours sur sept, soixante ou soixante-dix heures par semaine, sans qu’aucun inspecteur n’y trouve à redire ».

Par ailleurs, nous parlons bien de COMMERCE équitable et non de PRODUIT équitable. Pour Artisans du Monde, le commerce, c’est l’ensemble de la filière : du producteur au Sud au consommateur au Nord. Nous jugeons iniques les pratiques de la Grande et Moyenne Distribution. Par exemple : les fameuses "marges-arrières" : contournement de la loi Galland (normalement protectrice des producteurs), ou encore, la non-transparence des informations (provenance des produits). Dans le cas de la GMD il est certes plus judicieux de taire les conditions de travail des ouvriers dans leurs usines partenaires au Sud !... D’autre part, quelle place pour l’artisanat dans la grande et moyenne distribution ? La GMD ne propose pas de produits artisanaux. Artisans du Monde, par la vente en boutique, garantit un revenu décent à plusieurs milliers de familles d’artisans du Sud.

Selon Véronique Gallais, présidente d’Action Consommation : « Cette lutte sans merci lamine au passage les ressources de la planète, les conditions sociales des travailleurs et les fondements de la démocratie ». Bref, la grande distribution se soucie peu de la qualité technique, sociale et environnementale de ses produits ne respectant que la seule qualité sanitaire. L’important, c’est d’alimenter le phénomène de surconsommation en créant des besoins plus que secondaires à prix cassés. Halte à la frénésie consommatrice !

La consommation citoyenne est soluble dans le supermarché

Que faut-il craindre pour le commerce équitable si la Grande et Moyenne Distribution s’en empare ? L’expérience montre que la grande distribution a tendance à s’orienter rapidement sur la création de sa propre marque de distributeur, elle pourrait ainsi créer sa marque de Commerce Equitable. Ceci conduirait à de grands risques pour les critères du commerce équitable. Dans un premier temps, la grande distribution a besoin d’un label reconnu de commerce équitable (de type Fair Trade ou Max Havelaar) pour être crédible. À plus long terme, il est fort probable que la grande distribution crée son propre label de « garantie », conforme à la directive de l’AFNOR (Agence Française pour la NORmalisation). Cette dernière est moins exigeante que l’IFAT (Fédération Internationale du Commerce Alternatif : surveillance et certification) auxquels nous nous référons.

Artisans du Monde n’est pas dupe. La Grande et Moyenne Distribution investit le commerce équitable comme une niche, un créneau porteur et non comme une démarche. Elle s’achète une bonne image et une bonne conscience à bon compte, alors qu’elle ignore et bafoue tous les jours les principes du commerce équitable. Hugues Toussaint, secrétaire général du réseau BIOCOOP, remarque : « distribuer équitable, ce n’est pas proposer aux consommateurs quelques paquets de café Max Havelaar, comme dans la GMS. Pour elle, reine du recyclage des mots et des idées, la démarche marketing " équitable " supplée l’approche citoyenne ».

Qu’en est-il de l’action éducative prévue par les critères du commerce équitable ? Faudra-t-il aller proposer des animations dans les supermarchés plutôt que de rencontrer convivialement les futurs "consomm’acteurs" dans les établissements scolaires ? En effet, la vente de nos produits nous permet de financer des actions éducatives (Artisans du Monde est agréée par l’Éducation Nationale depuis octobre 2004). La fédération défend tout particulièrement son rôle politique : faire pression sur les décideurs dans le but de changer les règles du commerce international. Artisans du Monde participe à de nombreuses campagnes de mobilisation : Stop the Wall (contre le mur en Palestine), Alimenterre (pour la souveraineté alimentaire des peuples du Sud), « 10 ans ça suffit ! » (campagne contre l’OMC). Alors qu’on imagine mal une campagne d’opinion organisée par la Grande et Moyenne Distribution, comme celle de "l’Ethique sur L’Etiquette" : « Exploiter n’est pas jouer ! » qui dénonce les conditions de travail dans les usines de jouets en Chine débordant des rayons d’un supermarché.

Extrait du communiqué de presse d’Artisans du Monde, à la suite de l’Assemblée générale 2005

"Artisans du Monde, le choix d’un commerce équitable au cœur de l’économie solidaire

(...) L’Assemblée générale s’est également exprimée à une très large majorité (plus de 80 %) en faveur du choix exclusif des réseaux de distribution spécialisés et de proximité, de l’économie sociale et solidaire et des collectivités locales. Il s’agit tout à la fois de valoriser le potentiel de développement de ces secteurs et de faire preuve de cohérence politique face aux pratiques de la grande et moyenne distribution, actuellement contraires aux principes du commerce équitable."

Pour toutes ces raisons, le mouvement Artisans du Monde ne trouve aucune logique à l’intégration de ses produits en grande distribution. Nous ne souhaitons ni perdre notre identité, ni perdre notre âme ! Comment lutter contre une idée si on y adhère ? Quelle serait notre crédibilité ? Si les produits du commerce équitable se trouvent disposés sur des linéaires de supermarchés, aux côtés de toutes les autres références des multinationales, comment faire confiance aux initiatives alternatives ?

Erika Girault, Artisans du Monde Orléans