Uberisation d’une partie de l’emploi salarié

« Uberisation [précarisation] d’une partie de l’emploi salarié, » les nouvelles formes de résistance

Un dossier établi par Yves, présenté lors de la réunion du comité le 02 octobre 2021

1/ Quelques définitions et éléments de contexte :

Ubérisation : le système consiste à capter un marché de service grâce à une application internet et à son algorithme, puis à contraindre de fait les travailleurs prestataires de ce service, atomisés en des centaines de fournisseurs indépendants, de passer par ladite application.
Le système fonctionne avec des travailleurs qui ne sont pas salariés et n’ont donc pas de contrat de travail. Cela signifie qu’ils n’ont pas d’assurance-chômage, pas de congés payés, pas de congés maladie, pas de congé maternité, pas de salaire minimum, pas de syndicats. Ils cotisent pour une retraite au rabais et n’ont aucune sécurité de l’emploi.
(in Karim Amellal, auteur de La Révolution de la servitude (Demopolis, 2018))

Les risques qu’endossent ces travailleurs « ubérisés » sont loin d’être compensés par leur rémunération, qui reste faible.
Prenons l’exemple d’un chauffeur Uber qui travaille quarante heures par semaine. Il perçoit un chiffre d’affaires de 3 680 euros par mois, duquel il faut déduire les charges : la commission prélevée par Uber (la cotisation au régime social des indépendants, le coût de la voiture, etc.), lui reste un salaire net de 560 euros. S’il passe à soixante heures, il gagnera 1 320 euros net par mois – soit un salaire horaire de 5,50 euros, en deçà du taux horaire du smic (7,72 euros).

Le « capitalisme technologique » fait voler en éclats beaucoup d’acquis sociaux obtenus depuis la fin du XIXe siècle. On se retrouve avec des conditions de travail dignes des canuts du XIXe siècle, des ouvriers de Germinal ou des tâcherons d’avant la Révolution française (cf les contrats « zéro heure » en Grande-Bretagne). Les travailleurs ubérisés sont en quelque sorte les prolétaires du XXIe siècle

Un risque global : les acquis sociaux obtenus depuis presque deux siècles sont certes grignotés à la marge (moins de 10% de l’emploi est ubérisé aujourd’hui) mais ce phénomène sert à attaquer les emplois à statut pour les précariser progressivement, y compris des emplois très qualifiés comme la recherche.
Un risque également sur la concurrence par rapport à des services payant la totalité de leurs cotisations sociales et impôts (taxis) et de perte de revenus pour les États et les système d’assurance sociale.

Ces plateformes, toutes originaires du modèle des start-up internet américaines et copiées ailleurs, reposent sur une idéologie libertaire-libérale, qui peut séduire des jeunes au début (« être son propre patron, choisir son temps de travail » ...) mais se révèlent rapidement être des systèmes d’exploitation précarisés.

2/ des luttes exemplaires tentent de s’opposer à ce mouvement :
• Las Kellys (de : Las que limpian), groupe de femmes de chambre travaillant pour des sous-traitants de l’industrie hôtelière espagnole (voir l’article). Il s’agit d’un groupe auto-organisé, fondé à l’origine comme une boucle WhatsApp en 2014 à Barcelone, qui s’est ensuite constitué en association puis en syndicat maintenant présent dans les grandes villes touristiques espagnoles, au Canaries et aux Baléares.
Enjeu pour les chaines hôtelières : faire baisser le coût du nettoyage des chambres.
Par ex, grâce à des accords de branche nationaux, les femmes de chambre directement employées par des hôtels ont un minimum garanti de 1200 euros /mois pour 40h de travail hebdo, avec congés et maternité, alors que employées par un sous-traitant elles perdent ce statut et effectuent des prestations de nettoyage, avec une concurrence et une pression à la baisse des salaires.
• la loi AB5 en Californie / proposition 22 :
la loi AB5, votée par le Parlement de l’État de Californie, avait pour objet de reclassifier de « travailleurs indépendants » en salariés les principaux acteurs de la gig economy : chauffeurs et livreurs,
en novembre 2020, après une campagne fébrile (plus de 200 millions de dollars de publicité et lobbying dépensés par Uber et alia), elle est rejetée (à 58%) par un référendum d’initiative populaire (« Proposition 22 »),
en août 2021, un juge de l’État déclare inconstitutionnel rejette le résultat de ce référendum en le déclarant inconstitutionnel. La bataille juridique (appel national puis appel fédéral, peut-être Cour Suprême des USA) est relancée.
• En Espagne, une loi requalifiant les livreurs (pe : Deliveroo, Uber Eats...) en salariés des plateformes a été votée au printemps 2021, et est rentrée en application cet été.

Mais les plateformes cherchent déjà de nouvelles parades pour contourner
• les procès exemplaires :
◦ Deliveroo France : L’entreprise est accusée d’avoir « dissimulé un grand nombre d’emplois ». La plate-forme de livraison de repas Deliveroo et trois de ses anciens dirigeants sont cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour « travail dissimulé », selon des sources proches du dossier, lundi 20 septembre. Les trois anciens dirigeants de Deliveroo France, dont son ex-directeur général, sont convoqués devant le tribunal du 8 au 16 mars 2022 pour des faits remontant à la période 2015-2017.
Le parquet soupçonne Deliveroo et certains de ses anciens dirigeants d’avoir « recouru à des milliers de travailleurs sous un prétendu statut indépendant via des contrats commerciaux, alors que ceux-ci étaient placés dans un lien de subordination juridique permanente à son égard, comme l’avait constaté l’inspection du travail dans un procès-verbal de décembre 2017 ».
◦ UBER à Londres : en février 2021, la Cour Suprême du Royaume-Uni a tranché un recours juridique vieux de plusieurs années, en faveur des chauffeurs, qui sont requalifiés dans un statut intermédiaire entre leur statut antérieur (aucunement protecteur) et le statut de salarié, qui leur assure beaucoup plus de droits et protections.

3/ l’exemple espagnol de régulation du monde uberisé, même limité aux services de livraison, servira-t-il de référence en Europe ?

La Commission européenne a lancé des consultations en début d’année, mais à aujourd’hui, selon BNE, une ONG qui suit le dossier (article du 01/09/2021), elle n’avait consulté que les opérateurs de plateforme et pas les syndicats ni les organisations de travailleurs...
Des espoirs au Parlement européen de la part des groupes de gauche qui ont commencé à travailler sur le sujet.
En France, sous l’actuel gouvernement, pas d’espoir de régulation : une approche néo-libérale de corriger les excès à la marge, en vantant le statut de l’auto-entrepreneuriat et l’effet supposé sur le chômage (masquer plutôt que de traiter).