Europe et réfugiés : l’élargissement

Un texte d’ÉTIENNE BALIBAR

​Alors que les ministres des 28 pays membres de l’Union Européenne, qui se réunissent lundi 14 septembre à Bruxelles, ont très peu de chances de se mettre d’accord sur la mise en œuvre du plan de répartition proposé par la Commission Européenne (lui-même de toute façon insuffisant, étant donné le rythme auquel arrivent désormais les réfugiés, venant en particulier de Syrie), le moment est sans doute venu de prendre la mesure de l’événement historique auquel est confrontée la « communauté » des nations européennes, et des contradictions que cet événement a mises au jour entre elles et au sein de chacune.

Etendant à l’Europe tout entière le pronostic que la Chancelière Angela Merkel a formulé pour son pays : « ces événements vont changer notre pays », je dirai pour ma part : ils vont changer l’Europe. Mais dans quel sens ? La question n’est pas encore tranchée, mais elle peut l’être rapidement. Nous entrons dans une zone de fluctuations brutales, où il faut faire preuve de lucidité autant que de résolution.

​Ce qui est en train de se produire, c’est en fait un élargissement de l’Union, et de la construction européenne elle-même. Mais à la différence des précédents « élargissements », voulus ou acceptés par des Etats, préparés par des négociations et sanctionnés par des traités, celui-ci est imposé par les événements dans le cadre d’un « état d’exception », et il ne fait pas l’unanimité. Plus encore que les précédents, par conséquent, il va se heurter à des difficultés, et il va provoquer des affrontements politiques, dont l’issue n’est aucunement garantie. Surtout, cet élargissement est paradoxal, parce qu’il n’est pas territorial (même s’il comporte des implications territoriales) mais démographique : ce qui « entre dans l’Europe » en ce moment (et qui, pour une part importante, devra y être « intégré »), ce ne sont pas de nouveaux Etats, ce sont des hommes, des femmes et des enfants. Ce sont des citoyens européens virtuels. Essentiellement humain, cet élargissement est aussi moral : c’est un élargissement de
la « définition » de l’Europe, depuis l’idée qu’elle se fait d’elle-même jusqu’aux intérêts qu’elle défend et aux objectifs qu’elle s’assigne. La conjonction de toutes ces dimensions nous conduira à la notion d’un élargissement politique, qui va « révolutionner » les droits et obligations des pays membres. Cet élargissement naturellement peut échouer, mais alors la construction européenne elle-même a peu de chances d’y résister (et notamment certains des précédents élargissements se déferont). C’est pourquoi beaucoup en Europe (y compris dans sa classe politique) parlent aujourd’hui d’une épreuve de vérité.
​Que la situation matérielle et morale créée par l’afflux de réfugiés remontant de la Turquie, de la Grèce, de la Macédoine, de l’Italie vers les pays du centre et du nord de l’Europe (en particulier l’Allemagne et la Suède, les nations aujourd’hui les plus accueillantes), à travers la Hongrie, l’Autriche et la France, soit une situation « exceptionnelle », c’est l’évidence.
Mais pourquoi parler d’un état d’exception, notion chargée de redoutables significations juridiques et politiques, évoquant des moments de vacillation du cadre institutionnel de la vie sociale et de tremblement de l’identité collective des peuples ?
J’invoquerai trois raisons au moins.

La première, c’est que, de facto, un pan important de la « constitution » européenne (un de ses « piliers ») a cessé de fonctionner : les accords de Schengen complétés par les règlements de Dublin (I, II et III). Cette suspension était acquise dès que le gouvernement allemand a déclaré qu’il n’appliquerait pas aux réfugiés syriens la règle de l’immatriculation dans le pays d’arrivée au sein de la zone Schengen. La décision du 13 septembre de fermer à nouveau la frontière avec l’Autriche, en raison du débordement des capacités d’accueil de l’Allemagne et de la mauvaise volonté des autres pays européens (qui refusent dans le principe de prendre leur part du fardeau ou ne l’acceptent que verbalement et à long terme, comme la France), n’y change rien, bien au contraire. Elle manifeste que l’ouverture et la fermeture des frontières « intérieures » de l’Europe est l’objet de décisions arbitraires des Etats, et que la liberté de circulation est suspendue.

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