« Les politiques migratoires actuelles ne sont pas rationnelles, elles sont juste électoralistes »

PAR RACHEL KNAEBEL 24 OCTOBRE « 2018 »

Le gouvernement italien multiplie les mesures xénophobes, visant les migrants et leurs soutiens. Dans les îles grecques et italiennes, les conditions de vie des personnes en exil, entassées dans des camps, sont épouvantables. La France rechigne à accueillir des migrants naufragés. La Méditerranée est-elle donc devenue une zone de non-droit ? Pourquoi l’Europe a-t-elle transformé sa frontière Sud en cimetière marin ? D’autres politiques sont-elles possibles, alors qu’il n’y a pas si longtemps, l’Europe était encore accessible sans visa ? Un groupe de chercheurs répond à ces questions dans l’ouvrage Méditerranée : des frontières à la dérive, qui vient de paraître aux éditions du Passager Clandestin. Entretien avec la géographe et sociologue Camille Schmoll.

Basta ! : La Méditerranée est devenue une « zone frontière », écrivez-vous dans l’ouvrage Méditerranée : des frontières à la dérive ? Comment et quand cela est-il arrivé ?

Camille Schmoll [1]. La Méditerranée est une zone frontière depuis longtemps. C’est avec la formation d’un espace de libre circulation européen, l’espace Schengen, que la frontière extérieure de l’Union européenne s’est renforcée. Dès les années 1990, avec l’entrée progressive d’un certain nombre d’États dans Schengen, se renforcent à la fois la frontière orientale de l’Union européenne, qui va se déplacer au fur et à mesure de l’inclusion des pays d’Europe centrale et orientale, et la frontière sud, qui est la mer.

Concrètement, l’Union européenne a progressivement fait pression sur les États du sud de l’Europe pour qu’ils instituent d’abord des visas. Rappelons que l’Italie a institué des visas d’entrée sur son territoire pour les ressortissants des pays non européens dans les années 1980 seulement ! C’est comme cela qu’on commence à filtrer les entrées. Au cours des années 1980 et 1990, les pays d’Europe du sud deviennent tout de même des pays d’entrée, des pays d’installation où les gens vont venir avec des visas et vont souvent rester, s’installer, être régularisés par la suite. Petit à petit, l’Union européenne va freiner ces opérations de régularisation. On se dirige vers une politique, si ce n’est répressive, en tous cas dissuasive pour les migrants. Et, comme on ne peut plus entrer avec un visa, on arrive par la mer, cette politique s’accompagne d’un renforcement de la frontière maritime. La création de l’agence Frontex en 2005, chargée de renforcer la surveillance des frontières, est une étape très importante.

Cette évolution a également généré un appareil de contrôle et de militarisation des frontières...
Oui, tout un dispositif de surveillance et de contrôle. La frontière entre le Maroc et l’Espagne – le détroit de Gibraltar – va devenir le lieu d’expérimentation de ce dispositif. C’est ici qu’on ferme une première route dans les années 2000, qui revient aujourd’hui sur le devant de la scène parce que les efforts contre les arrivées s’exercent en priorité sur la route du canal de Sicile. C’est l’histoire des flux en Méditerranée : quand on ferme une route, une autre s’ouvre, ou se rouvre, et les itinéraires ne cessent ainsi de se redéployer. La fermeture de la frontière à Gibraltar a donné naissance à une des premières grandes crises humanitaires en Méditerranée, la crise des cayucos – du nom donné aux embarcations des migrants – en 2006, lorsque des milliers de personnes ont alors commencé à traverser vers les Canaries.

Vous notez aussi le rôle de la pression européenne exercée sur la Libye, les États du Maghreb, pour qu’eux aussi durcissent leur législation migratoire…

Aujourd’hui, l’Europe a déplacé la pression en amont des routes. C’est l’externalisation du contrôle. On fait pression sur ce qu’on appelle les « pays tiers », pour qu’ils exercent eux-mêmes le contrôle de nos frontières. D’ailleurs, la coopération avec la Libye, de ce point de vue, remplit ses objectifs, puisque l’on constate une chute drastique des passages cette année dans le canal de Sicile : 21 000 passages contre environ 100 000 l’année dernière [2].