La violence d’une dépossession

27 JANV. 2019 PAR AMÉLIE HART-HUTASSE

Quand les violences à l’école font la une, ce sont le plus souvent celles qui impliquent des élèves. Les voix de celles et ceux qui rejettent les mesures démagogiques et sécuritaires se retrouvent vite inaudibles. Tant de spécialistes, d’éditorialistes, de ministres, savent mieux que les personnels ce qu’il convient de faire. Une autre forme de violence est, elle, complètement passée sous silence.

Je n’ai jamais, à titre personnel, été confrontée à des actes de violence physique, ou psychologique, dans l’exercice de mon métier, sans avoir reçu tout le soutien que j’étais en droit d’attendre de la part de mes collègues et de ma hiérarchie.

Mais depuis plusieurs années, je ressens un mélange de colère, de révolte et de découragement face à une autre forme de violence, qu’il me semble plus difficile encore de décrire en dehors de mon champ professionnel.

Peut-être mon ressenti est-il lié à l’accumulation de l’expérience, qui rend plus aiguë la perception des changements. On compare, on se rappelle, on constate. Je peux voir cette violence depuis plusieurs points d’observation : mon travail de professeure, dans toutes ses dimensions, dans et hors de la classe ; ma fonction d’élue représentante de mes collègues au Conseil d’administration de mon établissement ; mon engagement de militante syndicale enfin.

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, et celle de J.-M. Blanquer au Ministère de l’Éducation nationale, la profession est plus que jamais attaquée par une politique qui a pour objectif de déposséder de leur métier les personnels enseignants (entre autres, car il faudrait parler aussi, par exemple, des CPE ou des PsyEN, appelés autrefois « conseiller·e·s d’orientation »). C’est une politique d’une très grande violence, comme je n’en ai jamais connue jusqu’à présent, même à l’époque de Nicolas Sarkozy, même avec la précédente réforme du lycée.

La violence gestionnaire
Elle saute aux yeux en ces mois de janvier et février avec les discussions dans les collèges et les lycées autour des DHG (dotations horaires globales). Tous les jours on peut lire sur les réseaux sociaux des témoignages accablés et accablants : classes fermées, effectifs par classe en hausse, explosion des heures supplémentaires, postes supprimés... Les listes de diffusion syndicales égrènent la même sinistre litanie.

La logique d’économies budgétaires n’est pas nouvelle. Elle avait déjà accompagné il y a dix ans la réforme Châtel des voies générale et technologique, et celle du baccalauréat professionnel en trois ans. La perversité de ces précédentes réformes, comme de celle du collège en 2016, comme du nouveau lycée Blanquer, est d’avoir employé deux outils redoutables pour que les personnels soient conviés à participer à leur propre maltraitance : l’autonomie et la « marge ». Quand les établissements reçoivent l’enveloppe d’heures qui doit leur permettre d’assurer tous les cours à la rentrée suivante, ils disposent d’une « marge » qu’ils répartissent comme ils veulent, pourvu que les horaires légaux dus aux élèves soient respectés. C’est la logique de l’autonomie de l’établissement – bien plus souvent, du chef d’établissement, manager agile qui doit faire avaler la pilule des choix ministériels et rectoraux. Cette marge est censée permettre des groupes allégés, des projets pédagogiques, et même, dans le cas de la réforme Blanquer, des enseignements optionnels facultatifs.

En ce moment, dans les salles des professeurs, on ne parle que de cela : « et vous, dans votre matière, vous gardez vos dédoublements ? » « le poste de X est menacé ! » « On ne va pas pouvoir garder l’option théâtre »... Les personnels de direction procèdent assez souvent aux arbitrages après avoir consulté les équipes pédagogiques. Mais c’est une comédie dont personne n’est dupe. On peut devoir fournir un argumentaire, voire un projet écrit, afin de justifier l’attribution de quelques heures pour continuer à « bénéficier » de demi-groupes (insigne privilège !) Le projet de faire son travail correctement ne suffit pas, bien entendu. Qui n’a pas besoin de conditions de travail décentes ? Qui souhaite n’enseigner qu’à des classes de 35 élèves ? Comment ne pas se retrouver en concurrence avec ses collègues, dans un contexte de gestion de la pénurie ? Qui va oser réclamer "ses" heures, quand le poste d’un·e collègue est mis en danger ? C’est bien l’institution, le Ministère, qui est responsable de cette forme de violence. Il veut, en outre, faire « absorber » un volume très important d’heures supplémentaires, afin de parvenir à supprimer des postes.

La violence de l’incertitude professionnelle

Ce qui frappe également, c’est la violence d’une politique éducative qui entretient l’incertitude quant à ses modalités pratiques, en même temps qu’elle affiche très clairement ses objectifs idéologiques. Ainsi, la réforme Blanquer du lycée général et technologique crée de nouveaux enseignements sans décider qui devra les assurer. Personne ne sait à qui revient « Sciences numériques et technologie » (une heure et demie par semaine pour tous les élèves de seconde générale et technologique à la rentrée 2019), et les propositions les plus loufoques circulent. « L’enseignement scientifique » de deux heures par semaine en première générale n’est pas clairement départagé entre professeur·e·s de mathématiques, de SVT, et de physique-chimie... Le même problème se pose avec certaines des nouvelles « spécialités » (qui remplacent les séries actuelles du baccalauréat général). On a vu des chefs d’établissements, placés devant la nécessité d’anticiper leur répartition d’heures pour la rentrée 2019, demander aux personnels ce qu’ils se sentaient prêts à prendre en charge... avant même que les programmes ne soient parus (ils viennent seulement d’être publiés). Même la parution des programmes, d’ailleurs, ne clarifie pas toujours la situation.

La réforme des lycées professionnels prévoit elle une baisse drastique des heures d’enseignement général. Cette baisse ainsi que l’injonction à la co-intervention avec les professeur·e·s des matières professionnelles (c’est à dire le fait de les faire intervenir en même temps devant une classe, sans moyen horaire supplémentaire !) aura pour résultat de réduire les disciplines générales (sciences, lettres, histoire-géographie, langues vivantes...) à une visée utilitariste et non culturelle, dénaturant ainsi le métier des personnels concernés.

Les professeur·e·s qui ont un peu d’expérience ont connu des changements de programmes. S’ils et elles ont su s’y adapter, c’est en s’appuyant sur la maîtrise scientifique de leurs disciplines, garantie par un concours de recrutement, entretenue tant bien que mal, malgré les lacunes de la formation continue. Mais comment faire face à un changement qui tient pour quantité négligeable cette dimension fondamentale de tout métier, la qualification ? L’expérience professionnelle accumulée ne semble d’aucune utilité. Les professeurs de STI en ont fait l’amère et violente expérience lors de la réforme de cette série technologique à l’époque du ministre Chatel. Souvenons-nous de la dernière lettre de notre collègue de Marseille, Pierre Jacque, avant son suicide le 2 septembre 2013 "Le métier tel qu’il est devenu au moins dans ma spécialité ne m’est plus acceptable en conscience"...

Pour J.-M. Blanquer, comme à l’époque où, à la tête de la Direction générale de l’enseignement scolaire, il mettait en œuvre à marche forcée les réformes Chatel (2010-2011), il s’agit d’appliquer au plus vite ses projets. Peu importe que les personnels n’y aient pas été préparés par une formation digne de ce nom, qu’on n’ait pas pris le temps nécessaire pour concevoir des programmes satisfaisants. Comment ne pas mieux signifier à la profession que les contenus, les savoirs, le sens de ce qui doit être enseigné, n’a pas grande importance ? Comment ne pas lui dire plus violemment que son métier est quantité négligeable ?

Comment ne pas trembler à l’écoute des paroles cyniques de ce personnel de direction : "parce que vous croyez que vous allez continuer à l’aimer votre métier, avec ce que vont vous demander les chefs ?"

Ce que vont nous demander les chefs ? Oui, par exemple, nous ne savons pas, à ce jour, à quoi ressembleront les nouvelles épreuves du baccalauréat général et technologique dès l’année scolaire 2019-2020. Nous travaillons avec des élèves de seconde à qui nous sommes incapables de dire selon quelles modalités ils et elles seront évalué·e·s, dans le cadre du fameux contrôle continu. Là encore, c’est une violence qui est faite à notre conscience professionnelle, à notre éthique. Aucun·e enseignant·e ne souhaite voir échouer ses élèves, tous pensent la progressivité des apprentissages, imaginent des stratégies pour atteindre leurs objectifs pédagogiques. Si nous ne savons pas où nous allons, comment faire ? Pourtant, l’organisation des nouvelles épreuves communes de contrôle continu, locale, reposera sur nos épaules, dédouanant le Ministère de sa responsabilité en cas de dysfonctionnement. Dans le même ordre d’idées, on nous demande de faire le travail de nos collègues PsyEN en conseillant les élèves à propos de leur orientation, tandis que l’on détruit méthodiquement leur métier et démantèle le service public d’orientation.

La violence que vivent à présent les personnels de l’Éducation nationale est de même nature que celle qui touche déjà depuis de nombreuses années les personnels des hôpitaux, à qui l’on dit : débrouillez-vous pour faire avec les moyens que l’on vous donne, adaptez vos besoins à ces moyens ; débrouillez-vous pour coûter moins cher, c’est cela l’efficacité ; mais surtout continuez à bien faire votre métier, qui est si important, si exigeant – et si des gens meurent d’avoir trop attendu aux urgences, la faute vous en incombera, car vous n’aurez pas su vous organiser...

La violence des mensonges

Alors que ses réformes nous dépossèdent de notre métier, nous entendons quasi quotidiennement le ministre J.-M. Blanquer mentir sur la réalité de sa politique.

Mensonge, par exemple, sur les heures supplémentaires dans le second degré, qu’il souhaite rendre obligatoires (à raison de deux heures de cours par semaine en plus du service normal). Il les présente comme une mesure en faveur de notre pouvoir d’achat, et une compensation des suppressions de postes, indolore du point de vue des conditions d’étude des élèves. D’une dégradation objective, nous l’avons vu plus haut, il fait un magnifique cadeau. Comment ne pas ressentir de la rage devant ce cynisme ? De la colère lorsqu’il prétend mener une politique en faveur de la « justice sociale » ? lorsque nous recevons sur notre messagerie professionnelle sa dernière vidéo, annonçant la parution des nouveaux programmes, qui ont été « améliorés » grâce à la « concertation » ? Professeure d’histoire-géographie, je suis bien placée pour savoir à quel point ces deux affirmations sont des contre-vérités. Militante syndicale formée sur ces questions à la fois politiques et techniques, je suis prise de vertige devant la quantité de fake news (ou d’infox, selon le terme préféré de J.-M. Blanquer) relayées dans les médias nationaux comme locaux. Il faudrait une armée de fact-checkers spécialisés dans les questions d’éducation pour décrypter quotidiennement la communication du gouvernement et de la majorité en la matière.

La conséquence de ces mensonges est simple : notre métier tel que nous le vivons s’éloigne de plus en plus de la description qui en est faite dans le discours institutionnel et médiatique. Il ne s’agit plus seulement de lutter contre les clichés et les préjugés sur les vacances, le temps de travail, etc. En nous battant contre la violence de la dépossession, nous voulons croire qu’il est possible de gagner. Mais il nous faut aussi dire ce qui est en train d’advenir à notre profession. Et ce n’est pas facile de conserver l’énergie de la lutte en même temps que la lucidité. Le découragement, la lassitude, la résignation, sont hélas des sentiments fort répandus dans les salles des professeurs. Mais nous n’avons pas le choix : si nous croyons le service public d’éducation indispensable à l’existence d’une société vraiment libre et démocratique, il nous faut le défendre, en défendant nos métiers.