Référendum sur la constitution : et après ?

dimanche 8 mai 2005, par Webmestre

Auteur : Jean-Pierre Escaffre

8.05.2005

REFERENDUM SUR LA CONSTITUTION EUROPEENNE : ET APRES ?

1 - Constat général :
La finance euro-américaine tente de reprendre ce qu’elle a dû cédé en Europe après la dernière guerre (obligation politique de faire croître des couches moyennes sur la base de fonctions étendues des Etats, y compris productives telles que les nationalisations), suite à l’affaiblissement (1975) puis à la disparition des pays de l’Est (1989). L’accélération de l’intégration européenne dès le début de la décennie 90 a pour objet de transférer des valeurs ajoutées par appauvrissement des couches moyennes désormais inutiles, selon divers procédés. Ces couches moyennes, par essence très disparates, sont les supports habituels de la sociale démocratie. La dégradation de leurs conditions de travail et de vie ne s’est pas accompagnée, à un niveau suffisant pour le moment, d’une élévation de la conscience politique vis à vis de la haute finance euro-américaine : il n’y a pas de remise en cause du pouvoir de cette dernière et pas de revendication de substitution.

Clairement, pour la finance euroaméricaine, le TCE est conçu comme une chape de plomb qui évitera des revendications d’arrêts et de reprise des valeurs ajoutées par les populations européennes, par la méthode du dégagement des pouvoirs démocratiques. Celles-ci sont donc condamnées à la stagnation économique sinon la régression, à un recul de civilisation. IBM est la première transnationale à quitter l’Europe (ou à limiter drastiquement ses implantations) faute de perspective de développement dans cette région.

2 - Comportements électoraux vis à vis du TCE :
Risquons nous, par facilité, à élaborer une typologie a priori des comportements électoraux possibles selon un seul axe, du non radical au oui radical :

Non radical nationaliste, Non radical antilibéral, abstentionnistes, « Oui mais », Oui radical.

Non radical nationaliste : plutôt homogène, ne veut pas entendre de transferts de pouvoirs vers les institutions européennes ; idéologiquement supporté par de Villiers, FN ...

Non radical antilibéral : homogène quant à l’anti-libéralisme, hétérogène quant à l’attitude vis à vis du rôle que devrait jouer l’UE ; supporté par de nombreux syndicats, les mouvements altermondialistes, des partis politiques peu représentés dans les institutions (PC, LCR, Chevènementistes)

Abstentionnistes : deux sous-groupes : les abstentionnistes abonnés (qui ne croient plus en l’action politique), les abstentionnistes « tétanisés » (n’acceptent pas le TCE en l’état, mais ne veulent pas rejeter l’Europe par un Non ; ils sont tétanisés en ce sens qu’ils sont influencés par la propagande des ouistes qui leur martèlent que voter Non, c’est voter contre l’Europe et avec le FN).
« Oui mais » (qui se métamorphose en « mais oui-oui » as usual) : veulent à tout prix d’une Union Européenne, par principe idéologique / sentimental ; sans doute une partie des couches moyennes salariées ou professions libérales qui ne sont pas encore touchées par une régression ressentie de leurs niveaux de vie ; surestimation de l’impact des « droits fondamentaux » du TCE par sous-estimation des effets de la partie III. Le TCE est vu comme le moyen de la paix en Europe (vision qu’un accord suffit à la paix, perdant de vue les facteurs objectifs des déclenchements des troubles, des guerres, du fascisme guerrier, à savoir la concentration des pouvoirs et des richesses entre quelques mains et corrélativement l’extension de la misère et de l’exclusion de masses de gens).

« Oui radical communautaire » : voit dans le TCE un moyen historique de faire disparaître conceptuellement les nations européennes, d’amoindrir les pouvoirs d’Etat vers un supra-Etat sans pouvoir réel (ou plutôt aisément influençable par lobbies) sous la tutelle de Washington ; les supports : les diasporas, l’Eglise Catholique, des minorités ethniques (exemple : l’Union Démocratique Bretonne, pourtant proche des mouvements altermondialistes, qui s’est prononcée sans ambiguïté en faveur du Oui).

« Oui radical d’intérêt » : voit dans le TCE la possibilité d’imposer la chape de plomb, quitte à s’allier et à se compromettre avec Washington.

L’enjeu pour les militants du Non, ce sont les abstentionnistes abonnés (montrer que pour la première fois il y a possibilité d’espoir), les abstentionnistes tétanisés (démontrer que s’abstenir, c’est avantager les ouis radicaux), les « ouis mais » (les déstabiliser dans leurs sentiments pour les amener vers l’abstention) tout en isolant et déconsidérant les tenants du Oui.
L’enjeu pour les tenants du Oui, compte tenu de la faiblesse du contenu social du TCE et du bilan désastreux de l’UE, c’est de maintenir les « oui mais » par un discours sentimental propice à la peur (voire les préconisations du cabinet de conseils vis à vis des 18-45 ans auprès de Villepin, Boorlo et Haigneret), d’attaquer frontalement les militants du Non par des moyens médiatiques massifs afin de les isoler.

3 - Volonté d’un pouvoir social de décision

La politique, c’est concrètement rechercher un pouvoir suffisamment général pour assouvir des intérêts.
Dans la typologie précédente, quels sont les groupes qui recherchent et / ou ont obtenu un tel pouvoir ?
Sans aucun doute les groupes « non radical nationaliste », « oui radical communautaire », « oui radical d’intérêt ». Ils savent d’où ils partent (ce sur quoi ils sont contre) et où ils vont (ce sur quoi ils sont pour) sur la base de leurs intérêts respectifs clairs, avec des acquis d’expériences historiques. D’où une certaine efficacité quant à leur influence sur les autres groupes, à condition de ne pas perdre contact avec ces derniers du fait d’un rétrécissement sociologique trop fort (c’est ce qui semble se passer actuellement, ils accroissent leurs moyens de pression de manière « exponentielle » pour des effets qui sont de plus en plus limités).
Le groupe « non radical antilibéral » sait sur quoi il est contre, mais a des difficultés à situer clairement ce sur quoi il est pour : les « alternatives » tardent à émerger (la sémantique est ici révélatrice : le terme alternative signifie faire autre chose que l’autre dominant, mais en se situant par rapport aux intérêts de ce dernier et pas par rapport à ses propres intérêts). Dans ces conditions, la prise de pouvoir en vue d’assouvir des intérêts n’est pas à l’ordre du jour, et l’ambition se limite à une volonté de contre-pouvoir par essence défensif [1], les stratégies élaborées ne peuvent être que partielles et non pas globalisantes (seules à même d’avoir des chances de gagner).
Les autres groupes de la typologie a priori (« abstentionnistes » et « oui mais ») sont absents de ces problématiques, et ballottent donc idéologiquement, sur des bases subjectives. Dès lors, sur le plan stratégique, ils se placent en tant que « masses de manœuvre ».

3 - A l’issue du référendum

Quel que soit le résultat, le débat politique aura été d’une telle intensité que cela laissera des traces : même parmi les « abstentionnistes tétanisés » et les « ouis mais » l’Union Européenne ultra libérale actuelle sera vue avec une grande méfiance ; dès lors, les ouistes radicaux apparaîtront au grand jour comme très minoritaires et éloignés du peuple, en France et ailleurs. Ceci est une donnée politique d’importance dans l’évaluation des rapports des forces. Du côté des « non radicaux antilibéraux », il conviendrait de percevoir cette rude bataille, gagnée ou non, comme une simple étape dans un long processus qui ne pourra perdurer que si très rapidement est posée clairement la question d’un nouveau partage des valeurs ajoutées, donc d’une conquête des pouvoirs économiques tant au niveau des organisations productives que des organisations étatiques, et de là une conquête des pouvoirs politiques. Les « alternatives » - il faudrait changer ce terme - sont des propositions de formes d’application de cette volonté de nouveau partage et de nouvelle orientation de la VA. Si cela n’est pas rapidement préconisé, nous ne pourrons pas exploiter la nouvelle situation politique.

Si le Oui l’emporte largement, cela signifie que l’analyse précédente est fausse et que la « guerre » est perdue ! De toute façon, les forces ultra-libérales se sentiront encore plus libérées, et le dépouillement des richesses de l’Europe sera rapide, avec corrélativement un retour au XIX siècle accompagné d’un pourrissement idéologique. L’exemple des pays de l’Est ou de l’Argentine montre que le recul peut être très rapide.
Si le Oui l’emporte de justesse, La Palisse pourrait dire que le Non perd de justesse et que la victoire sera pour la prochaine fois, bataille perdue localement mais pas la guerre. Les forces de droite et la sociale démocratie, surtout en France, seront soulagées, mais guère plus. Ils continueront leur destruction sociale en Europe, sans doute avec plus de subtilité. Le grand danger pour les « non radicaux antilibéraux », c’est le découragement militant à la suite des batailles « perdues » Retraites + Sécu (en réalité pas politiquement perdues, car chaque bataille a fait gagner de plusieurs crans le niveau politique, parti de bien bas). Il est de la responsabilité de ses dirigeants d’éviter ce découragement.
Si le Non l’emporte, cela signifiera que des « abstentionnistes » ont basculé vers le Non, et que des « Oui mais » ont modifié leurs visions vers le Non et plus probablement vers l’ « abstention tétanisée ». On peut raisonnablement penser que cela aura des répercussions importantes :
- dans l’Union Européenne, le processus de libéralisation sera freiné, les forces progressistes des autres pays de l’UE gagneront en poids et en espoir. Il conviendrait de l’organiser très rapidement au niveau européen.
- En France, éclatera la coupure entre le peuple et la représentation politique nationale et locale. Sans doute une prémisse à une crise politique à court terme, une sociale démocratie déconsidérée pour longtemps. Cependant, il n’existe pas de forces de rechange organisées d’ampleur suffisantes. C’est ici que la rapidité de propositions « alternatives » fondées obligatoirement sur un nouveau partage de la VA et sa réorientation, accompagnés d’une démocratisation des institutions productives, étatiques et des media, sera déterminante comme catalyseur des forces progressistes. Le tout accompagné par une volonté de conquête de pouvoirs économiques et politiques de ces forces progressistes. Si le rôle d’ATTAC n’est pas de se transformer en parti politique, elle est dans le sien de promouvoir les « alternatives » et de pousser le peuple à reprendre ses intérêts en main.

Jean-Pierre Escaffre

Annexe :

Des propositions d’ « alternatives » existent, généralement concentrées sur les pouvoirs d’Etat (démocratisation). Elles ne serviront à rien si en même temps ne sont pas proposées des « alternatives » dans les organisations productives (Entreprises et secteurs économiques) et vis à vis de l’orientation des technologies et de l’innovation.

Voici quelques pistes (ATTAC-Rennes).

Alternatives :

1- L’objectif de "l’entreprise", disons de tout système productif, est de satisfaire les besoins diversifiés de la population. Il s’agit là d’un principe fondamental avant tout autre. Si des personnes désirent des automobiles de la forme d’une orange et de couleur verte, alors les producteurs n’ont pas à juger l’originalité de ce besoin et se doivent de trouver la plasticité nécessaire des moyens de production pour produire un tel bien à un prix acceptable pour ces consommateurs potentiels. Il convient sans frein de satisfaire les besoins jusqu’au design individualisé, sans craindre une pseudo individualisation des membres d’une société [2]. Le contraire serait alors d’imposer des biens et des services standardisés soit au nom de la rentabilité maximum, soit au nom de la lutte contre le gaspillage publicitaire qui-incite-les-personnes-à-surconsommer. Mais, dans cette dernière version, qui imposerait la norme sociale ? En bonne conscience un planificateur anonyme enduit des valeurs de sa couche sociale ? Cela serait une erreur politique grave.

2- Il serait dangereux de suivre uniquement les besoins ressentis par la population : celle-ci n’a pas obligatoirement conscience de besoins qu’il serait possible d’assouvir. La liaison systémique (Recherche Fondamentale) - (Application de la Recherche) - (R&D de rupture et d’adaptation dans les organisations productives)-(formation continue) est à organiser impérativement, ce qui signifie que, si la R&D doit être très proche du lieu de production, ce dernier ne doit être le pilote des phases précédentes : il doit y avoir quelque part un lieu d’affectation des parts de valeur ajoutée, indépendante de "l’entreprise" sous peine de tarissement de l’innovation à long terme. La liaison systémique est le moteur du progrès global : à cet égard, elle n’est pas l’affaire in fine des seuls experts. En termes d’organisation, cela nécessiterait une organisation à trois étages (R. Favier) :
- Recherche fondamentale / d’application,
- Centres d’innovation appliquée,
- R&D dans les organisations productives (proche des
terrains production et marketing)

3- Dans la décomposition du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée, il n’y a aucune raison a priori de privilégier un acteur plus qu’un autre :
- l’apporteur de capital sous prétexte qu’il est à l’origine de la création du système productif, ce qui en ferait le "propriétaire" a vitam ae ternam : l’accumulation de capital dans les cycles de production suivants est en réalité l’effet des efforts des autres acteurs, directement ou indirectement. Il n’y a aucune raison pour qu’il le demeure nonobstant son capital argent apporté au départ. Sinon, le taux de rentabilité maximal de "son" capital accumulé devient la règle avec les déviations extrémistes déjà décrites.
- Les travailleurs sous prétexte qu’ils sont à l’origine première de la valeur ajoutée : cela signifierait qu’il existe un dedans et un dehors aux frontières claires de "l’entreprise", c’est à dire que les autres acteurs ne contribuent en rien à la formation de la valeur ajoutée, ce qui n’est pas tenable. Le danger serait que ces travailleurs tendent à vouloir planifier l’extérieur, ce qui revient à créer une frontière clanique.

Le partage des pouvoirs est donc indispensable et central. Mais quels pouvoirs ? Ici il convient de faire la distinction fondamentale entre les pouvoirs liés aux décisions stratégiques et ceux liés aux décisions opérationnelles. Ces derniers sont fonction des niveaux de compétence et de motivation : ils sont intrinsèquement hiérarchiques. En revanche, les premiers doivent être partagés, car ils touchent tous les acteurs directs ou indirects, et de là l’orientation de la production et le partage de la valeur ajoutée. C’est à ce niveau que l’on peut parler de démocratisation de "l’Entreprise". Cependant, aucune logique a priori induit un partage égal des pouvoirs stratégiques entre les acteurs en cause : c’est un partage à négocier cas par cas. Cependant, les effets d’alliance entre groupes d’acteurs peuvent aboutir à un statu quo inhibiteur de progrès, ou tout simplement inhibiteur d’assouvissement de besoins de la population. C’est la raison pour laquelle un des acteurs doit avoir un rôle prépondérant : l’élu politique. On pourrait très bien imaginer des élus par branches économiques rassemblés dans une chambre législative.
Cela nécessite bien sûr un élargissement sensible du rôle des prud’hommes, et une refonte juridique de "l’entreprise" (les travaux de D. Bachet à cet égard semblent être une piste intéressante).

Enfin l’application de tous ces principes serait vaine sans un approfondissement continu de la culture de la population : elle imprime profondément les conceptions des produits nouveaux (et au-delà les autres plans de recherche), l’affectation locale de l’épargne pour des choix autonomes d’investissements locaux, les décisions stratégiques démocratiques. La culture est le terreau sur lequel tout le reste pousse. Pas de culture forte, alors soumission à des cultures étrangères assurées et pas de démocratisation possible [3].

Culture forte, liaisons recherche fondamentale - application de la recherche - R&D, partage des pouvoirs stratégiques, prépondérance de l’élu politique : tels sont les ingrédients fondamentaux du progrès social.

Cependant, cela repose sur une grandiose hypothèse : qu’une masse significative de citoyens accepte de prendre en main son avenir collectif en particulier dans les organisations productives (et pas seulement dans les institutions étatiques), n’accepte plus le principe de la délégation sans contrôle et ne supporte plus de se recroqueviller politiquement.

C’est le défi des organisations associatives, dont ATTAC, ainsi que les organisations syndicales et politiques démocratiques de faire prendre conscience de cette nécessité, de transformer l’hypothèse en réalité. C’est le défi actuel majeur. Sinon, c’est accepté le principe "de la fin de l’histoire" !

Notes :

[1] Voir par exemple les propositions concernant l’élargissement des pouvoirs des C.E. d’entreprises, en lieu et place de la revendication de pouvoirs dans les CA, lieux de décision stratégiques.

[2] Ne pas confondre indiduation - approfondissement de l’autonomie terreau de la liberté - et individualisme.

[3] Il est fréquent d’entendre l’intelligentsia s’exprimer de manière hautaine sur "le franco-français". Le sous-entendu est qu’il faut se débarrasser des oripeaux de la culture française encore trop imprégnée des valeurs de la révolution de 1789, et qu’il convient de se "moderniser" en adoptant les principes de la culture qui a réussi à s’approfondir et donc à s’imposer actuellement : la culture anglosaxonne. Le problème est alors que les français ne seront jamais aussi bons que les anglosaxons eux-mêmes dans leurs propres domaines. La question n’est évidemment pas de s’enfermer dans une forteresse culturelle, mais de pomper les éléments des autres cultures pour approfondir sa propre culture philosophique, scientifique et technique. L’expression "franco-français" signifie une substitution de cultures, c’est à dire une soumission. Cette "élite" déculturée devient alors le vecteur idéologique de la "gouvernance" en France, moyen essentiel de démanteler l’autonomie politique et économique, ce que même les Britanniques ne feront jamais. A cet égard, le mot de souveraineté n’intervient que deux fois dans le projet de traité constitutionnel européen : à l’occasion de la souveraineté du Royaume-Uni.

Attac

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