Directive Bolkestein : où en est-on ? par Pierre Khalfa

vendredi 24 février 2006, par Webmestre

Directive Bolkestein : où en est-on ?

Pierre Khalfa

Le Parlement européen a adopté le 16 février en première lecture la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur, dite directive Bolkestein. La directive adoptée, issue d’un « compromis » entre le Parti populaire européen et le Parti socialiste européen, diffère sensiblement de la proposition initiale de la Commission. Ce texte essaie de donner une analyse de ces modifications. Au-delà du fait qu’il ne se veut pas exhaustif, les limites de l’exercice tiennent au fait que la complexité du droit européen, issu des traités, et modifié par les jurisprudences successives de la Cour de justice, rend difficile une interprétation assurée et nécessite la confrontation des différents points de vue afin de caler une appréciation qui soit inattaquable dans le débat public.

Les pouvoirs de la Commission (légèrement) rognés

Rédactrice de la proposition initiale, la Commission y avait introduit un article particulièrement pernicieux (art 15.6) qui mettait, de fait, les législations nationales sous son contrôle. Cet article obligeait un Etat membre à communiquer à la Commission, les projets de modifications réglementaires ou législatives rendues nécessaires pour appliquer la directive. En fonction de son appréciation, la Commission pouvait adopter une décision demandant à cet Etat de les supprimer. Cet article, qui renforçait le pouvoir de la Commission, a été supprimé.


Les services publics

Les services d’intérêt général (SIG) sont exclus du champ d’application de la directive, mais celle-ci s’applique aux services d’intérêt économique général (SIEG) « c’est-à-dire aux services qui correspondent à une activité économique et qui sont ouverts à la concurrence » (considérant 8bis).

Sur le fond, cette distinction entre SIG et SIEG est largement en trompe l’œil. En effet dans son rapport sur les services d’intérêt général, fait à l’occasion du Conseil européen de Laeken à la fin de l’année 2001, la Commission indique qu’il n’est « pas possible d’établir a priori une liste définitive de tous les services d’intérêt général devant être considérés comme non économiques ». Elle s’appuie pour cela sur une interprétation d’un arrêt de la Cour de justice (1) qui indique que « constitue une activité économique toute activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché donné ». Avec une telle définition, tout, exceptées les activités régaliennes de l’Etat, peuvent être considérées comme « des activités économiques » et donc soumis aux règles de la concurrence.

Ce qui est présenté comme une grande victoire par les partisans du « compromis » se révèle donc, de fait, sans grande portée. Cependant, la directive exclut maintenant nettement un certain nombre d’activités relevant des services publics ou d’activités liés à la puissance publique. En vrac et en espérant n’avoir rien oublié : accès aux fonds publics, services sociaux, logements sociaux (financement, système d’aides, critères d’attribution), services liés à l’enfance et à la famille, services financiers, services de soins de santé et pharmaceutiques, dont le remboursement des soins, l’audiovisuel y compris le cinéma, les jeux d’argent, les professions associées à l’exercice de la puissance publique, la fiscalité, les activités sportives à titre d’amateur. Sont d’autre part exclus plus précisément que dans le projet originel, les services de transports, y compris les transports urbains, les services portuaires, les taxis et les ambulances. En revanche, les transports de fonds ou de personnes décédées sont couverts par la directive.

La directive ne s’applique pas aux télécommunications. L’article 16 de cette directive sur la libre prestation de services (voir plus loin) ne s’applique pas services postaux, au transport et à la distribution de l’électricité et du gaz. Ces dérogations n’auront aucune conséquence pratique, car ces secteurs sont déjà soumis à des directives de libéralisation. Par contre, cet article ne s’appliquera pas au traitement des déchets et aux services des eaux usées (deux nouveautés) et aux services de fourniture et de distribution d’eau.

La raison impérieuse d’intérêt général qui apparaissait déjà dans la directive originelle est précisée et renforcée. Elle couvre « entre autres les justifications suivantes : la protection de l’ordre public, de la sécurité publique, de la sûreté publique et de la santé publique, en préservant l’équilibre financier du système de sécurité sociale, notamment en maintenant des soins médicaux équilibrés pour tous, la protection des consommateurs, des destinataires de services, des travailleurs, l’équité des transactions commerciales, la lutte contre la fraude, la protection de l’environnement, notamment l’environnement urbain, la santé des animaux, la propriété intellectuelle, la conservation du patrimoine national historique et artistique ou les objectifs de politique sociale ou culturelle » (art. 4)

Le droit du travail

Les formulations floues de la directive originelle sont précisées. Le droit du travail est explicitement exclu de la directive. « La présente directive ne s’applique pas au droit du travail, à savoir les dispositions légales ou contractuelles concernant les conditions d’emploi, les conditions de travail, y compris la santé et la sécurité au travail, et les relations entre les employeurs et les travailleurs, et ne l’affecte en rien. En particulier, elle respecte pleinement le droit de négocier, de conclure, d’étendre et d’appliquer les accords collectifs, et le droit de grève et de mener une action syndicale, conformément aux règles régissant les relations de travail dans les États membres. Elle n’affecte pas non plus la législation nationale en matière de sécurité sociale dans les États membres » (art.1.7).

Le primat de la directive 96/71/CE sur le détachement des travailleurs et du règlement 1408/71 sur coordination des régimes de sécurité sociale, qui indique que « les personnes qui résident sur le territoire de l’un des Etats membres sont soumises aux obligations et sont admises au bénéfice de la législation de tout Etat membre », est clairement affirmé. De plus les agences de travail intérimaire sont exclues du champ d’application de la directive.

Reste le problème des « travailleurs indépendants » qui ne sont pas concernés par la directive sur le détachement des travailleurs (le règlement 1408/71 s’applique). C’est un problème majeur dans la mesure où les « faux indépendants » tendent à se multiplier. C’est d’ailleurs une tentation récurrente de certaines entreprises, y compris en France, de transformer leurs salariés en indépendants pour échapper aux obligations du code du travail. D’ores et déjà, des entreprises sous-traitantes de grands groupes font venir des salariés des pays nouveaux entrants en les présentant comme des travailleurs indépendants. Tous les dispositifs de protection des salariés contenus dans la directive sur le détachement des travailleurs risquent d’être contournés, ce d’autant plus que l’article 4 de la directive indique que peut être considérée comme « prestataire » une « personne physique ». C’est la porte ouverte aux « faux indépendants ».


Le contrôle des entreprises

C’est un point central. Le projet initial de directive rendait impossible, de fait, le contrôle des entreprises par la puissance publique. Le contrôle des entreprises était du ressort du pays d’origine et une multiplicité de dispositions visait à empêcher l’Etat dans lequel s’effectuait la prestation de jeter le moindre regard sur leur activité. En particulier, deux des dispositions de l’article 24 rendaient tout contrôle impossible : l’Etat ne pouvait imposer à une entreprise d’avoir un représentant sur place ; l’entreprise n’était pas obligée de se faire enregistrer auprès des autorités publiques, ni même de fournir une adresse légale.

La directive adoptée par le Parlement européen modifie sensiblement la donne. Ce n’est plus le pays d’origine, mais l’Etat membre de destination qui est chargé du contrôle de l’activité du prestataire de service sur son territoire (art. 35). L’article 24 est supprimé. Un Etat pourra donc demander à une entreprise d’avoir un représentant sur place et pourra lui imposer une déclaration et sera obligé de fournir une adresse légale (art. 32.1). Le concept d’établissement est précisé puisqu’il est indiqué qu’« une simple boite aux lettres ne constitue pas un établissement ». Il est cependant peu probable que cette disposition soit réellement un verrou. Il sera toujours possible à une grande entreprise française de créer une filiale dans un pays nouvel entrant qui ensuite pourra intervenir en France

Par ailleurs, le problème du contrôle des entreprises, s’il s’avère possible juridiquement, restera dans la pratique très difficile comme le montre le contournement régulier actuel du droit du travail et des normes de protections des salariés qui sera amplifié par les exigences de toutes sortes qu’impose la directive.

Le régime d’autorisation change peu par rapport à la directive initiale. Des considérants nouveaux insistent sur le fait que la raison impérieuse d’intérêt général peut être invoqué pour imposer un régime d’autorisation, notamment en matière de santé publique, de protection des consommateurs, de santé animale de protection de l’environnement, et d’environnement urbanistique. Cependant un même considérant (27 quinquies) indique que « ces régimes d’autorisation et ces restrictions ne peuvent (...) être conçus de façon à entraver des services transfrontaliers qui répondent aux exigences des États membres. En outre, les principes de nécessité et de proportionnalité doivent toujours être respectés ». Bref, raison impérieuse d’intérêt générale certes, mais celle-ci ne doit pas entraver les échanges. De belles batailles juridiques en perspective devant la Cour de justice.

Le principe du pays d’origine

C’était le cœur de la directive. L’expression principe du pays d’origine (PPO) disparaît de la directive, sauf sous la forme « règles du pays d’origine », à deux endroits, dans les considérants 6 (2) et 40bis (3). Au-delà, l’article 16, qui était dans la directive originelle consacré au PPO, a été remanié et son titre devient « Libre prestation de services ». Il importe de détailler cet article pour examiner les conséquences d’un tel changement.

Le principe du PPO est remplacé par les dispositions suivantes. « Les États membres respectent le droit des prestataires de services de fournir un service dans un État membre autre que celui dans lequel ils sont établis. L’Etat membre dans lequel le service est fourni garantit le libre accès à l’activité de service ainsi que son libre exercice sur son territoire. » C’est la libre prestation de services.

S’ensuit une liste de mesures interdites, tempérée seulement par la possibilité pour un Etat « d’imposer des exigences concernant la prestation de l’activité de service, pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique, de protection de l’environnement et de santé publique », l’article 3.3 indiquant par ailleurs que « le consommateur bénéficiera dans tous les cas de la protection qui lui est accordée par la législation relative à la protection des consommateurs en vigueur dans son État membre ».

Lors du débat au Parlement européen les Verts, la GUE et une partie du PSE avait demandé qu’il soit clairement indiqué que le droit du pays de destination, c’est-à-dire le droit du pays où s’exerce le prestation de service, s’applique à la « libre prestations de services » . Cela a été refusé. Quel est donc le droit qui va s’appliquer ?

Plusieurs articles du Traité instituant la communauté européenne traitent du droit d’établissement et des services. Ce sont les articles 43 à 55. Ces articles visent à établir la liberté d’établissement et la liberté de prestation de services. Non seulement le PPO y est absent, mais l’article 43 du traité indique que la liberté d’établissement s’effectue « dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants ». De plus, l’article 50 du traité indique que « le prestataire peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants ». C’est cet article qui avait fait dire à Raoul Marc Jennar que le PPO était contradictoire avec le traité.

Cependant, il faut étudier de plus près les jurisprudences de la Cour quant à l’application de ces articles pour en saisir réellement la portée. Pour compliquer le tout, la directive indique dans son article 3.2 qu’elle « s’applique sans préjudice du droit international privé, notamment le droit international privé régissant les liens d’obligation contractuels et non contractuels (Rome I et Rome II) ». Le droit international privé s’applique dans les relations entre les entreprises et entre celles-ci et les consommateurs. Dans ce dernier cas, la directive indique que c’est le droit du pays du consommateur qui s’applique (voir plus haut). Dans le cas des contrats entre les entreprises, le droit international privé laisse le libre choix du droit aux parties contractantes. En général, en l’absence de choix explicite, c’est le droit du pays d’origine qui s’applique entre l’entreprise prestataire et son client.

On est donc dans une situation d’une grande complexité qui va créer une insécurité juridique propre à de multiples recours devant la Cours de justice. Il est à craindre que celle-ci ne tranche que dans un seul sens, celui de toujours plus de concurrence.


Conclusions provisoires

La directive adoptée par le Parlement européen a éliminé les aspects les plus ultralibéraux du texte proposée par la Commission. C’est le premier résultat des mobilisations des opinions publiques. Cette directive reste cependant inacceptable : le droit du travail national pourra être contourné, la possibilité d’un contrôle réel des entreprises n’est pas assurée, le droit s’appliquant lors de la prestation de services n’est pas clairement défini, le champ d’activité de la directive inclut une partie des services publics.

Au-delà, c’est la logique même de cette directive qui faut mettre en cause. Directive de libéralisation, elle indique dans un considérant nouveau (21bis) que « les dispositions en matière de procédures administratives ne visent pas à l’harmonisation de ces dernières mais ont pour objectif de supprimer les régimes d’autorisation, les procédures et les formalités ». Le refus de l’harmonisation induit le choix de la concurrence entre les Etats qui ne pourra qu’aboutir à un moins disant généralisé. Cette directive constitue donc un pas en avant supplémentaire dans la construction de l’Europe par le marché. Elle doit être rejetée. C’est à son retrait que doivent s’atteler les mobilisations nécessaires tant au niveau national qu’européen.

(1) Arrêt de la Cour de justice dans les affaires jointes C-180-184/98
(2) « Il convient de prévoir une combinaison équilibrée de mesures relatives à l’harmonisation ciblée, à la coopération administrative, aux règles du pays d’origine et à l’incitation à l’élaboration de codes de conduite sur certaines questions. »
(3) « Les règles du pays d’origine ne s’appliquent pas aux dispositions des États membres où le service est fourni qui réservent une activité à une profession particulière, par exemple l’exigence qui réserve le conseil juridique aux seuls avocats. »

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