L’iceberg des salaires par Mathias Poirier

dimanche 8 avril 2007, par Webmestre

L’impression se renforce que le coût de la vie augmente plus vite que les salaires, que les jeunes ont plus de mal à être indépendants financièrement qu’à l’époque de leurs propres parents.
Des données chiffrées officielles pour confirmer cette impression existent ; en voici une synthèse.

1. La partie émergée de l’iceberg : la baisse du pouvoir d’achat des professeurs
Les salaires des enseignants étant établis par les pouvoirs publics selon des grilles bien définies, il est aisé de mesurer leur évolution sur ces dernières décennies.

Le chiffre
Une étude universitaire, relayée par un article du Monde du 02/01/2007, montre que, de 1981 à 2004, le pouvoir d’achat des professeurs du second degré (collège et lycée), mais aussi des professeurs d’université, a baissé de 20%.


Que signifie ce chiffre ?

Qu’en monnaie constante, c’est à dire qui prend en compte l’inflation, le salaire net des professeurs a baissé de 20% sur la période considérée.
Qu’il faudrait revaloriser de 25% les salaires des professeurs pour retrouver le niveau de 1981, pour opérer un simple rattrapage. Ces +25% ne constitueraient en aucun cas une augmentation globale de salaire.
Sur cette même période (de 1981 et 2004), le PIB (Produit Intérieur Brut, cf. 2.) a augmenté de 66%…
Ce rattrapage de 25% ne prendrait pas en compte les économies cumulées par l’état sur les 25 ans pendant lesquels les rémunérations des enseignants ont été minorées.


Ce chiffre est-il fiable ?

Ce chiffre de -20% a été établi par des universitaires, ce qui est un gage de rigueur. Mais il est très sous-estimé car calculé à partir des chiffres officiels de l’inflation, c’est à dire de l’indice des prix à la consommation (IPC), lui-même établi par l’Insee (Institut National de la Statistique des Etudes Economiques).
Ainsi cet IPC ne tient quasiment pas compte du logement qui représente pourtant de très loin le premier poste de dépense des ménages, d’autant plus que les prix de l’immobilier à l’achat ont au moins doublé ces 10 dernières années et que les loyers ont fortement augmenté sur cette même période. D’autre part, un décalage grandissant apparaît entre le coût réel de biens de consommations courants et l’IPC, ce qui est en particulier perceptible depuis 2002 et le passage à l’euro. Par exemple, entre janvier 1998 et janvier 2005, le prix de la baguette de pain a augmenté de 25% (de 0,60€ à 0,75 €) alors que l’IPC indique une inflation des prix de 11%.
Cette situation s’explique parce que l’IPC n’est tout simplement pas un indice du coût de la vie, qui reste à créer. La création de cet indice, qui rendrait vraiment compte du coût de la vie, est d’ailleurs réclamée par des syndicats de l’Insee et proposée par certains responsables politiques.

Pourquoi ne se rend-on pas pleinement compte de cette situation ?
Parce que l’inflation modifie en continu l’échelle des prix et des salaires. Entre 1981 et 2004 les prix ont environ doublés, ce qui veut dire que 1500€ en 2004 valent en fait deux fois moins que 10.000F en 1981. Le pouvoir d’achat reste constant si les salaires doublent dans le même temps mais dans le cas des professeurs les traitements sont minorés de 20%.
Par exemple : un salaire net de 1000€ en 1981 doit être, à conditions identiques, de 2000 € en 2004 pour qu’il y ait maintien du pouvoir d’achat. Dans le cas d’un professeur, il est en réalité de1600€ (20% en moins). Le salaire net augmente en monnaie courante mais baisse en monnaie constante (corrigé par l’inflation).
Parce que cette dégradation s’est opérée sur une longue période d’environ 25 ans.
Parce qu’au cours de sa carrière, le traitement d’un professeur augmente logiquement au fur et à mesure de son ancienneté, ce qui cache la baisse globale de pouvoir d’achat.
Parce que la solidarité familiale joue : on reste chez ses parents et on devient indépendant financièrement plus tard. La dégradation des salaires est telle que l’on ne pourra plus aider financièrement nos enfants comme nos parents nous ont aidé.
Parce que dans un contexte généralisé de précarité et de chômage, on s’estime encore heureux de bénéficier d’un statut de fonctionnaire ou tout simplement d’avoir un travail …même s’il est très mal payé !
Surtout parce que, même s’ils sont parmi les plus touchés, les enseignants ne sont pas les seuls à subir cette dégradation : l’ensemble des salariés, aussi bien du secteur public que du secteur privé, a vu son pouvoir d’achat stagner ou chuter (cf. 2.).

2. La partie immergée de l’iceberg : la baisse de la part des salaires dans le PIB
Les salaires ont globalement stagné ou chuté ces dernières décennies, même ceux des salariés les mieux rémunérés tels que les cadres.

Le chiffre
La part des salaires (salaires et cotisations) dans le PIB a chuté d’environ 12% sur la période qui nous intéresse, de 1982 à 2004.

Que signifie ce chiffre ?
Le PIB (Produit Intérieur Brut) mesure la valeur de tout ce qui a été produit en un an dans le pays : cette production a donné lieu à la distribution de revenus dont la somme est précisément égale au PIB. Cette distribution de revenu s’opère entre ceux qui ont apporté leur travail, les salariés, et ceux qui ont apporté leur capital, tels que les actionnaires. Ce partage s’est maintenu à un niveau favorable pour les salariés jusqu’en 1982 (79% du PIB pour le travail et 21% pour le capital) avant que la part des salaires ne chute de 12 points (pour passer à 67%) en 2004.
La « Croissance », objet de toutes les attentions des économistes et hommes politiques, correspond à une augmentation du PIB et donc à une augmentation de la richesse nationale. Il est logique et juste que ceux qui aient contribué à cette création de richesse supplémentaire en apportant leur travail, c’est à dire les salariés, en bénéficient. Or ce partage des fruits de la croissance se fait de plus en plus à l’avantage du capital si bien que les salaires (en monnaie constante), au lieu d’augmenter avec la croissance, stagnent voire baissent comme dans le cas des enseignants.

Quelles sont les conséquences économiques et sociales de ce chiffre ?
Ces 12 points de chute, ce sont 190 milliards d’euros par an qui iraient aux salariés si le marché du travail retrouvait l’équilibre de 1982 et qui pourraient alimenter les caisses de la Sécu, les caisses de l’Etat et des collectivités. Ces 190 milliards d’euros représentent presque trois fois le budget du Ministère de l’Education nationale, 10 fois le déficit prévisionnel des retraites, plus de 60 fois le budget du CNRS...
Ces gigantesques sommes d’argent viennent rémunérer ceux qui ont déjà de l’argent. Par exemple, les grandes entreprises de l’indice boursier du CAC 40 ont vu leurs profits augmentés de 54% entre 2000 et 2005 ce qui leur a permis d’augmenter de 72% les rémunérations de leurs actionnaires. Ces profits sont improductifs puisqu’ils viennent faire grossir la « bulle financière » au lieu d’être réinvestis. D’ailleurs les investissements ont chuté de 41% dans ces mêmes entreprises du CAC40. Les sommes dégagées par ces entreprises ne correspondent donc pas à une création de richesse mais surtout à un transfert de richesse du travail vers le capital.

Quelles sont les origines de cette situation ?
Cette situation trouve son origine dans les politiques de rigueur et de libéralisme économique qui ont commencées vers 1982-1983 et qui se sont confirmées jusqu’à maintenant : désindexation des salaires de l’inflation (les salaires « ont décroché » de l’inflation qui, elle, a continué), baisses d’impôts favorables aux plus riches, libre-échange et concurrence généralisée, désengagement de l’état des services publics entraînant leur détérioration, ….

Conclusion
La baisse du pouvoir d’achat des enseignants n’est que la partie visible et directement mesurable d’une situation globale de partage des richesses de plus en plus défavorable à tous ceux qui travaillent. L’iceberg des salaires fond sous le soleil des politiques libérales appliquées depuis plusieurs décennies…..
Autrement dit, il n’a jamais été si intéressant de juste « posséder de l’argent ». On observe ainsi un retour progressif à une société de rentiers du 19ème siècle qui se dispensaient de travailler grâce aux revenus de leur capital sur des placements financiers pendant que des ouvriers gagnaient tout juste de quoi subsister.

M.P.

Sources : http://www.insee.fr/ , http://www.urgencesociale.fr/ ,
Le Plan B n°6 (mars 2007)

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