La démocratie européenne vue par Cornélius Castoriadis

jeudi 30 août 2018
par  Daniel Spoel
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Les thèses principales de Castoriadis à propos de la démocratie sont :
1- La démocratie repose essentiellement sur le rapport que la société entretient avec les significations imaginaires centrales d’où elle tire son unité,
2- Ces significations (Dieu, les Ancêtres, la Nature Humaine, les lois de l’économie, le Capital, la nécessité historique, le Parti etc.) sont en effet constitutives du social en ce qu’elles confèrent une unité (unité de sens) aux individus institués dans et à partir de ces significations,
3- Dès lors, la démocratie désigne la relativisation, par la société, des significations héritées, ces dernières apparaissant de plus en plus comme imaginaires, susceptibles de recevoir des déterminations nouvelles de la part de la collectivité.

La démocratie est donc la venue au jour (toujours partielle) d’une forme collective et réfléchie de subjectivité que les institutions politiques vont devoir refléter en permettant la participation du plus grand nombre aux affaires communes.
La démocratie n’est donc pas seulement un rapport spécifique du peuple au pouvoir et à la souveraineté ; elle renvoie d’abord à un mode de subjectivation particulier, que seuls les humains peuvent réaliser.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, à Athènes, une fêlure a été faite dans le rapport à l’institution, fêlure qui se traduit par l’idée que les significations héritées, la justice, les règles de l’action ne vont plus de soi, que les dieux ou les oracles ne sont plus suffisants pour décider, qu’il n’y a aucune science susceptible de régir la totalité des affaires humaines.
C’est la doxa qui est alors amenée à régner dans le monde des affaires humaines et c’est la délibération collective (incluant de préférence le plus grand nombre de doxai) qui doit suppléer à la relativisation des significations héritées.

Cornélius Castoriadis examine dans La Cité et les Lois les institutions principales à partir desquelles Athènes donna une forme démocratique à sa puissance instituante :
- ekklèsia tout d’abord, institution centrale où se réunissaient en assemblée les citoyens, aussi les magistratures qui reposaient essentiellement sur la procédure du tirage au sort, la procédure élective n’ayant aucun rapport avec une quelconque forme de représentation politique (révocabilité des magistrats élus, soumis à l’ekklèsia).
La représentation est d’origine aristocratique et féodale ainsi que l’État.

L’unité politique d’Athènes ne se confondait certes pas avec la somme numérique des citoyens existants : il n’y a pas, en effet, d’unité politique sans une identité diachronique renvoyant aussi à ceux qui ne sont plus et qui, par le passé, ont contracté des engagements qu’il faut continuer à honorer. Mais cela ne suppose pas nécessairement la médiation d’une institution séparée (la continuité d’un État par exemple) : l’identité diachronique du démos athénien s’incarna précisément dans l’assemblée, symbole des « athéniens impersonnels et pérennes » où tous les citoyens pouvaient (et devaient) participer aux affaires de la cité. Athènes inaugura ainsi une première forme, un « germe » de démocratie directe où la souveraineté revenait au peuple.

Athènes montra surtout que l’assemblée n’était pas réservée à un « peuple de dieux » ou à un « peuple de notables », pour reprendre une expression célèbre de Rousseau (Contrat Social III, 4) contestant la possibilité pour le peuple d’exercer tous les pouvoirs (la volonté générale ne pouvant avoir d’autre objet que la formation de la loi, une délégation des tâches exécutives s’impose d’après Rousseau, ce qui ne peut que menacer la souveraineté effective du peuple). La polis grecque montra en effet comment les magistrats en charge de la puissance exécutive (des représentants ou experts cette fois) ont pu rester sous le contrôle des autres citoyens (par leur révocabilité à laquelle s’ajoute la faible durée des mandats et la rotation importante des charges).

Pour que l’Union européenne devienne réellement démocratique, il faudrait qu’elle réinstitue l’ekklàsia, soit une assemblée de citoyens tirés au sort, à la proportionnelle.

Or les sociétés modernes, et en particulier l’Union européenne, ont instauré le règne de l’expert, qui lui-même conduit à la domination des grands appareils bureaucratiques et à la mise en œuvre de techniques déshumanisantes. La forme actuelle de domination bureaucratique dans l’UE est atteinte avec le Conseil européen et la Commission, c’est un régime dans lequel l’idée de démocratie est retournée en son contraire par un discours mystificateur : les traités non soumis à l’approbation des peuples et les institutions infaillibles, qui asservissent le peuple au nom de la liberté du peuple. L’Union européenne est donc tout sauf une démocratie.

On trouve dans les régimes politiques des pays occidentaux capitalistes, décrits comme démocraties, un compromis qui n’est pas démocratique, mais qui semble ménager le projet d’autonomie. Néanmoins, on passe à côté de ce que serait une véritable autonomie et donc une véritable démocratie.
Ces prétendues démocraties sont en fait des oligarchies libérales, où la population a certes des droits, mais où la réalité du pouvoir est détenues par une couche sociale particulière auto-entretenue : grands financiers et industriels, bureaucratie managériale, haute bureaucratie étatique et politique, etc.

On aboutit ainsi à générer un scepticisme et un relativisme quasi absolu et à la décomposition progressive du tissu social dans le monde contemporain. La société européenne actuelle ne se sent pas, ne se pense pas, et donc ne se veut pas comme société démocratique, elle se subit elle-même.
La masse des citoyens se réfugie dans un « individualisme », un repli dans la sphère privée, accompagné de l’abandon du politique entre les mains des appareils bureaucratiques (Partis, Syndicats, Assemblées, mais aussi grandes entreprises). Et enfin, cet individualisme est accompagné par la poursuite absurde de « toujours plus » de consommations conformément au modèle social institué et promu par les multinationales et la publicité, alors même qu’une grande partie de l’humanité continue de croupir dans une extrême pauvreté.

Le « délabrement social » est tel qu’on peut douter que les sociétés capitalistes contemporaines soient en mesure de reproduire le type d’individu dont elles ont besoin pour fonctionner.