La fausse solution de l’épargne salariale, par Damien Millet (nov. 2000) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°6, novembre 2000

Il existe en France déjà plusieurs outils d’épargne salariale.

La participation est obligatoire depuis 1990 dans les entreprises d’au moins 50 salariés. Elles reversent aux salariés une part du bénéfice annuel. Ces sommes sont indisponibles pendant 3 à 5 ans et placées pendant cette période. En 1997, la participation a concerné 4,9 millions de salariés, dans 19 000 entreprises.

L’intéressement, facultatif, permet aux entreprises d’offrir un complément de rémunération plafonné. En tout, environ troismillions de salariés, dans 14 600 entreprises, bénéficient d’un accord d’intéressement.

Le plan d’épargne d’entreprise, facultatif lui aussi, peut être créé exclusivement par l’employeur. Les sommes qui y sont déposées proviennent du salarié (par exemple les sommes issues de la participation et de l’intéressement), et éventuellement de l’entreprise (c’est l’abondement, limité à 15 000 francs par an par salarié). En 1998, 1,3 million de salariés, dans plus de 8 700 entreprises, possédaient un PEE.

Globalement, ces dispositifs ont généré un flux de 45 milliards de francs en 1997, montant relativement faible dans la rémunération totale : 1% de la masse salariale nationale. Mais ils sont inégalitaires parce qu’ils profitent surtout aux hauts revenus : 8% des personnes ayant un salaire net de moins de 6000F, et 45% de ceux ayant un salaire supérieur à 20000F. De plus, les sommes versées sont peu taxées. Selon le rapport Balligand, ces 45 milliards de francs représentent déjà un manque à gagner de charges sociales de 20 milliards de francs et 5 milliards d’exonérations fiscales. Et on veut accentuer cela...

Le projet de loi Fabius, qui doit revenir en janvier à l’Assemblée en deuxième lecture, crée un nouvel instrument d’épargne, baptisé plan partenarial d’épargne salariale volontaire (PPESV). C’est un outil intermédiaire entre les systèmes déjà en place, de courte durée, et les fameux fonds de pension, qui constituent rien de moins qu’une privatisation du système de retraite. L’attachement à la retraite par répartition a réussi à les contenir jusqu’à présent. Le nouveau dispositif est dangereux à plus d’un titre.

Il prétend ne pas empiéter sur le système de retraite traditionnel, mais il s’agit d’un plan d’épargne de longue durée, 10 ans au moins. Rien n’interdit aux entreprises de décider d’une durée largement supérieure, et de mettre en place une véritable retraite par capitalisation. Certaines comme Axa n’attendent que cela

Il est à peu près clair aussi que l’entreprise va privilégier ses profits et ses dividendes, donc l’opération PPESV va se faire à profit constant ou presque. Cela va jouer contre les salaires, qui vont se trouver bloqués sous prétexte que l’épargne salariale s’y substitue. Les avantages fiscaux de l’entreprise sont indéniables, mais en fin de parcours, le salarié ne s’y retrouvera pas. Il va échanger une rémunération immédiate contre une rémunération différée et aléatoire, car liée à l’évolution des marchés financiers et aux résultats de l’entreprise. On sait ce qu’on paye, mais on ignore ce qu’on touchera en bout de course. Il n’y a aucune garantie de résultat final. On se prépare donc à dissoudre le travail dans le capital !

On se dirige surtout vers une situation paradoxale où les intérêts en tant que salarié et ceux en tant que futur retraité sont contradictoires. Finies les revendications qui dérangent les dirigeants. Tout le monde
tire dans le même sens, celui du patronat. En première lecture à l’Assemblée, le projet a été légèrement amendé puis adopté.

Primo, alors qu’à l’origine, il prévoyait une fin de plan d’épargne avec sortie en capital (tout d’un coup) ou en rente (versements réguliers), les députés, sur pression des élus communistes, ont supprimé la possibilité d’une sortie en rente, mais ils ont accepté la proposition de M. Balligand, qui instaure une sortie en capital « fractionnée ». Autant dire qu’on joue sur les mots. Il faut noter aussi qu’une sortie en rente entraîne des frais de gestion supportés par le fonds, alors qu’une sortie en capital permet de les mettre à la charge du retraité, qui supportera également le risque financier lié à la gestion de ce capital.

Secundo, l’abondement de l’entreprise sur le PPESV – limité à 30 000 francs par an - ne sera pas totalement exonéré de cotisations sociales (sauf la CSG et la CRDS), comme prévu à l’origine. S’il dépasse 15 000 francs (ce qui est le plafond annuel de l’abondement exonéré de cotisations dans le cadre du plan d’épargne d’entreprise), il sera taxé à 8,2% , soit le taux de la cotisation retraite. Or en 1998, l’abondement moyen que versaient les entreprises à leurs salariés était de 5 647 frs. Même en cas de doublement de cet abondement pour profiter des avantages fiscaux, on peut faire confiance aux entreprises pour qu’il reste inférieur au plafond de 15 000 francs, et donc elles pourront bénéficier d’une exonération de cotisations retraites. Voilà donc tout le système classique de retraite par répartition mis à mal par ce nouvel outil plutôt inopportun. C’est le vieux principe des vases communicants. Le succès du PPESV sera proportionnel à la fragilisation de la retraite par répartition.

Globalement, si le véritable but est celui affiché de partager les fruits de la croissance, pourquoi ne décide-t-on pas d’augmenter immédiatement les salaires ? Cela laisserait chacun libre de l’utilisation de ses revenus supplémentaires : épargner s’il le désire, mais aussi consommer pour satisfaire à une amélioration de ses conditions de vie, permettant de surcroît de soutenir la croissance. Quand on n’a que le mot liberté à la bouche, décliné parfois en libéralisme, comment ne voit-on pas l’avantage de cette formule sur celle de l’épargne salariale, où l’argent est systématiquement bloqué plus de 10 ans et géré par l’entreprise ?

Les grandes entreprises ont un autofinancement moyen de 120%, elles sont donc contraintes de placer une part de leurs profits sur les marchés financiers. En outre, le taux d’épargne en France est déjà très élevé, de l’ordre de 15%. La création de ce PPESV entraînera donc peu d’investissement réel, mais une augmentation significative de la spéculation financière.

Et si dans 10 ans la conjoncture boursière s’est inversée, et si un krack se produit, que va-t-il se passer pour les salariés-épargnants ? Et pour les exclus systématiques de ces PPESV, précaires, petits boulots, exclus, retraités, salariés du service public ? Rien ?

Décidément, ce projet s’inscrit pleinement dans celui de « refondation sociale » si chère au MEDEF et dont on peut tout redouter. La réaction citoyenne est dès lors primordiale.

Surtout que la situation à l’étranger n’incite pas à l’optimisme. Deux exemples suffisent à s’en convaincre.

En Allemagne, le gouvernement de Gerhard Schröder se prépare à mettre en place un embryon de capitalisation dans les retraites. A partir de 2011, le niveau des retraites, actuellement fixé à 70 % des salaires nets, sera réduit de 0,3 % par an, pour atteindre 64 % en 2030. Parallèlement, l’Etat versera une prime si les salariés placent progressivement un certain pourcentage de leur salaire brut dans un fonds de pension privés : environ 126 francs pour au moins 0,5 % la première année, jusqu’à près de 1 000 F par an en 2008 (plus 1 200 F par enfant) pour 4 %. Selon le ministre Walter Riester, « le marché assurera la transparence nécessaire »... La réforme coûtera à terme 67 milliards de francs par an pour ces primes. Les véritables gagnants seront les gestionnaires de fonds et le patronat, qui doit cotiser à parité aux caisses de retraite par répartition mais pas aux fonds de retraite individuelle.

En Suède, les cotisations retraite s’élèvent à 18,5 % du salaire, dont 16 % sont placés sur un fonds spécial et reversés sous forme de retraite de base. Depuis 1994, les 2,5 % restants, soit un total de 8000 à 15000 francs par personne, ont été mis en réserve. Les salariés suédois sont invités à les placer sur des fonds de leur choix, cinq au maximum, parmi 455, présentés par 67 gestionnaires internationaux.

Sans avoir la moindre idée de la situation économique suédoise d’ici 2040, les brochures des institutions financières font mitoiter un avenir radieux, avec des exemples saisissants. Dans l’un d’eux, deux personnes de 25 ans avec un salaire de 15 000 francs par mois font des choix différents. Celui qui choisit des fonds en actions avec un rendement de 12 % disposera à 65 ans d’un capital retraite de 4 millions de francs. L’autre, qui sera moins kamikaze avec un placement en obligations à 5 %, disposera de 560 000 francs. Comment choisir objectivement dans ces conditions ? En outre, désormais, les revenus de toute la vie professionnelle sont pris en compte et il n’y a plus d’âge limite pour prendre sa retraite. Les gestionnaires de fonds s’apprêtent à mettre la main sur un marché de 4,4 millions de clients. C’était là l’essentiel, non ?

Damien Millet
Attac 45

Sources :

Attac (site http://attac.org) ; Libération (27/9, 16/10) ; L’Humanité (3/10) ; Le Monde (6/10).