la réforme des retraites sert à assurer la profitabilité du système financier, par Nicolas Cléquin (printemps 2007)

Il est impossible de traiter d’un point comme celui des retraites sans prendre son temps et replacer cette question dans son double contexte. D’une part, celui du tournant libéral et de l’inversion du rapport de force en faveur des détenteurs de capitaux dans les années 70. D’autre part, celui de la mondialisation de la concurrence, des échanges, de la finance.

Durant les 30 glorieuses, la croissance des pays de l’OCDE est forte. Autour de 5 à 6 % /an en France ; supérieure à 8% au Japon dans les années 60. Les grandes entreprises peuvent donc en moyenne assurer une croissance rapide de leurs profits et des dividendes qu’ils reversent à leurs actionnaires.

A partir du début des années 70, la donne change. Le choc pétrolier et la saturation de certains marchés font ralentir la croissance économique qui tombe à 3% /an puis à 2% dans les années 80. La compétition s’accroît, les revendications salariales sont très importantes. L’inflation est élevée. La logique aurait voulu que les dirigeants des grandes entreprises décident de diminuer la croissance des dividendes qu’ils versent aux actionnaires. Il n’en fut rien car le nouveau contexte politique (affaiblissement des organisations salariales, effondrement des partis communistes…) leur permettait de maintenir un rythme de profits élevés alors même que la croissance de leurs ventes se ralentissait. Pour y parvenir et sans entrer dans les détails il y a trois moyens :

 diversifier ses activités (la concentration horizontale) et notamment se mettre à faire à la place des Etats ce que les Etats faisaient en situation de monopole. Il suffit d’obtenir d’un gouvernement complaisant qu’il ouvre un secteur public à la concurrence (banques, assurances, eau, poste, transports, télécommunications, médias…). Ainsi une entreprise comme la Générale des Eaux peut diversifier ses activités et accroître son chiffre d’affaire (CA) en se mettant à faire des activités nouvelles (télévision, transports publics…). Chacune de ses activités connaît une croissance lente (c’est « la crise ») mais comme ses activités sont de plus en plus nombreuses, le CA augmente vite, le volume des profits disponibles augmente donc lui aussi à un rythme élevé.

 racheter ses concurrents par le jeu de fusions-acquisitions, OPA... En premier lieu on rachètera les entreprises que les Etats privatisent après avoir ouvert leurs domaines à la concurrence. Ce petit jeu continue à plein régime avec l’ouverture de l’énergie et de la poste à la concurrence et la vente du capital d’EDF et de GDF. De même, 2006 aura connu un record historique pour le volume des fusions-acquisitions (3610 milliards de dollars à l’échelle mondiale, l’équivalent de plus de 340 entreprises de la taille d’Air France qui ont changé de main ; l’utilité collective de ces investissements gigantesques étant loin d’être démontrée). Le résultat est le même que précédemment : hausse du CA, donc du volume des profits et des dividendes distribuables.

 baisser la part des salaires (le salaire global, c’est-à-dire le salaire net plus l’ensemble des cotisations sociales qui lui sont liées) dans le passif des entreprises. Cette solution a l’avantage d’accroître la compétitivité par les prix, surtout en période d’ouverture des frontières et de concurrence accrue. Pour cela les méthodes sont nombreuses : briser les syndicats et leurs moyens d’action, mécaniser et robotiser la production, geler la croissance des salaires (politique de rigueur et suppression de l’échelle mobile des salaires en 1984), licencier, délocaliser la production vers les pays à bas coûts de main d’œuvre, avoir recours aux contrats précaires et ajuster au plus juste la main d’œuvre aux besoins de la production…Ces moyens sont connus. Il faut en rajouter un autre : cesser petit à petit de participer aux dépenses de protection sociale et obtenir des réductions de cotisations de la part de gouvernements complaisants (22 milliards d’euros/an de baisse par rapport à 1993 en France). Dans les années 80, la part de la valeur ajoutée produite qui va aux salaires a diminué de 6% au profit de la rémunération du capital. Depuis, le partage salaires/capital s’est stabilisé ; soit une perte pour les salariés français de 100 milliards d’euros par an.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire et analyser les différentes réformes de la protection sociale en France - et plus particulièrement celles sur les retraites. Elles s’inscrivent dans cette révolution conservatrice qui tend à individualiser et privatiser les risques liés à la santé, au vieillissement, au manque d’emploi… Individualiser, afin que les entreprises se déresponsabilisent des problèmes qu’elles engendrent et de leur devoir de financer la protection sociale (devoir que le Conseil National de la Résistance leur avait enjoint en 1945). Privatiser, afin que la gestion des ces risques passe au privé et soit source de profits et d’activités nouvelles. Coup double. Non seulement on dépense de moins en moins, mais éventuellement cela peut rapporter gros (notamment pour les compagnies d’assurance, investisseurs institutionnels, banques…). Depuis que ces réformes ont été engagées, les profits des entreprises de ces secteurs ont pulvérisé tous les records.

Le problème qui nous est vendu en France pour justifier pareilles réformes tient à ce qu’on appelle « le vieillissement de la population ». Terme impropre puisqu’il s’agit de l’élévation de l’espérance de vie (qui se ralentit mais continue lentement à augmenter) et de l’augmentation de la part des plus de 60 ans dans la population. Ce qui est un immense progrès, est donc présenté comme une contrainte (ah, le bon temps où les salariés avaient le bon goût de mourir avant d’être en âge de faire valoir leur droit à la retraite…). Içi, tout repose sur des prospectives à 40 ans. On nous annonce que le vrai problème commence maintenant et sera à son comble vers 2025 pour une situation intenable en 2040. Pourquoi ? Parce que les générations du baby-boom (démarré en 1942 et achevé vers 1970) seront toutes en âge de percevoir leur retraite. Le rapport actif/inactif calculé sur la base d’un départ en retraite à 60 ans passerait donc de 4 inactifs pour 10 actifs à la fin des années 90, à 8 pour 10 en 2040. La France comptait 13 millions de retraités en 2003. En intégrant la réforme Fillon, nous en compterions 20 millions en 2040, avec un Français sur trois qui aura plus de 60 ans. Sans nier le phénomène dans son ensemble, que penser de ces chiffres ?

Tout d’abord qu’avec de tels raisonnements, la société des 30 glorieuses n’aurait jamais vu le jour. Parce qu’entre 1945 et 2000, la part des dépenses de protection sociale dans le PIB a augmenté de 20 points. Les créateurs de la Sécu l’auraient-ils créée s’ils l’avaient su ? Ce qu’ils n’avaient pas imaginé, c’est la croissance économique et la croissance de la productivité qui ont permis de consacrer une part moins importante aux autres budgets (alimentation, vêtements, transports…). D’autre part les prospectives sur 40 ans ne sont jamais vraies. Le général de Gaulle annonçait au milieu des années 60 que la France connaîtrait sûrement 100 millions d’habitants en l’an 2000 - voire 150 millions… Au début des années 80, on annonçait qu’en 2000 Mexico serait la plus grande ville du monde avec 30 millions d’habitants. Dans un cas le vieux général n’avait pas prévu la fin du baby boom et la révolution des contraceptifs. Dans l’autre cas, les dirigeants mexicains ont pris des mesures qui ont changé la donne (en 2000 Mexico comptait 16 millions d’habitants soit deux fois moins qu’annoncé). A 40 ans, on ne peut pas prévoir. Imaginez un démographe vivant en 1910. Il pouvait difficilement prévoir sur 40 ans les deux guerres mondiales, le krach de Wall Street de 1929 ; et passons sur la grippe espagnole de 1919 et qui a fait quelques millions de morts. Tous, totalement imprévisibles.

Attention, il ne s’agit pas içi de nier le principe d’un « vieillissement de la population ». Il s’agit de dénoncer le phénomène comme devant soit-disant nécessiter le bouleversement de notre système de protection sociale, sur la base de prospectives plus que douteuses intégrant des dizaines de paramètres (espérance de vie, croissance économique, immigration, indice de fécondité, taux de chômage, part des emplois à temps partiel…). Ceux qui agitent ces peurs sont les mêmes qui, régulièrement, sont incapables de prévoir la croissance économique d’un trimestre l’autre sans une marge d’erreur atteignant les 20 ou 30%. Ne nous y trompons pas. Le piège est trop gros car les conclusions trop attendues. Il s’agit de libéraliser le système. Dans des tas de pays, il n’y a pas de papy boom, pas de viellissement de la population, pas de peurs agitées pour 2040. Mais dans ces pays, les élites trouvent d’autres arguments qui aboutissent à des réformes que doivent engager d’urgence leur système de protection sociale. Réformes qui sont comme par hasard…les mêmes que celles proposées en France. La Sécurité sociale a réussi en 40 ans à supporter une hausse de l’espérance de vie de plus de 15 ans, la retraite à 60 ans, les chocs pétroliers et un taux de chômage passant de 2% à 13% sans jamais connaître de déficit vertigineux (au pire 4% de ses dépenses quand le déficit de l’Etat atteint 18% en 2005, ce qui n’empêche pas de réduire sans arrêt l’impôt sur le revenu).

Y-a-t-il urgence ? (voir tableau chiffré ci-joint). Comme nous pouvons le constater, même le pire des scénarios n’annonce pas un péril insurmontable, et l’effort qu’il nous faudra faire à l’avenir est dans tous les cas moins important que l’effort que nous avons dû faire ces dernières années. En volume, la masse de capital nécessaire est impressionnante ; mais en pourcentage des richesses totales (PIB), elle l’est beaucoup moins. En réalité et comme vu plus haut, il faudra consacrer une part importante du PIB aux personnages âgées. Que la dépense soit privée et individualiste, ou bien, collective et solidaire n’y changera rien.

Quid de la réforme Fillon ? Elle complète la réforme Balladur de 1993 concernant les salariés du privé :
passage de 140 à 150 trimestres pour une retraite à taux plein.
retraites calculées sur les 25 meilleures années et non sur les 10 meilleures.

Soit une baisse assez considérable des conditions d’accès à une retraite décente.
La loi Fillon devait aligner les salariés du public sur ceux du privé en passant après 2012 à 160 trimestres. Cette mesure s’accompagne d’une décote de 5% par annuité manquante à concurrence de 5 ans et annulable si le salarié poursuit son activité jusqu’à 65 ans. Cela revient à supprimer de fait la retraite à 60 ans, mais sans l’annoncer explicitement, et en la maintenant d’un point de vue plus que théorique. Cela aboutit à une baisse générale des pensions. En 2000, ces dernières atteignaient 70% du salaire moyen avec de fortes inégalités. Les prévisions suites aux réformes Fillon sont de 65% en 2025 et 60% après. L’objectif qui était de sauver un système en péril revient, en fait, à diminuer sensiblement les retraites. Le système public de la retraite par répartition devient un minimum que chacun devra compléter par de l’épargne privée. Cette solution n’en n’est pas une. Car de deux choses l’une : ou bien l’économie française produit suffisamment de richesses ; dans ce cas, on peut redistribuer du salaire et donc des cotisations sociales élevées permettant de financer les dépenses de retraite par répartition. Ou bien la production de richesse est insuffisante, et dans ce cas, si on ne peut pas verser de salaires élevés ou de cotisations élevées, on ne voit pas comment les salariés pourront mettre de l’argent de côté. De plus, pour percevoir un complément de revenu digne de ce nom des rentes d’un placement, il faut que celui-ci soit considérable. Cette solution de l’épargne individuelle est particulièrement dangereuse pour le salariat. Elle transformera chaque salarié en un petit capitaliste soucieux de la garantie de la profitabilité de ses placements. Elle le transformera en un schizophrène ambulant. Ceci est très important : en tant que salarié, il aura intérêt à une hausse régulière de son salaire et à une relative faiblesse des profits redistribués aux actionnaires ; en tant que petit capitaliste, il aura intérêt au contraire. Le patronat et les détenteurs de capitaux attendent beaucoup de cette situation pour casser les revendications salariales et dégrader le rapport capital/travail. En revanche, avec un système fondé sur les cotisations assises sur le salaire, salariés et retraités ont des intérêts communs (l’augmentation continue du salaire) contre les actionnaires.

Ces réformes handicaperont d’abord les catégories les plus fragiles, en commençant par les femmes (qui ont rarement des carrières aussi complètes que les hommes), les salariés ayant eu des carrières interrompues par le chômage, les ouvriers… Arrêtons nous sur cette dernière catégorie. Le meilleur complément de retraite étant l’accession à la propriété avant 60 ans pour ne plus avoir à payer son loyer après, il est bon de savoir qu’en 2004, le taux de propriétaire était de 73.8% chez les cadres mais seulement de 34.9% chez les ouvriers non qualifiés. De plus, pour épargner ou souscrire des plans de retraite, encore faut-il avoir des capacités d’épargne. Les cadres, professions libérales et chefs d’entreprise épargnent en moyenne entre 15 et 18% de leurs revenus. Pour les employés et ouvriers (plus de 50% de la population), les chiffres sont compris entre 1 et 3% ; d’où une extrême vulnérabilité à la retraite de base par incapacité à se constituer un patrimoine.

Les revendications d’ATTAC sont extrêmement simples et ne partent pas d’une réalité comptable pour fixer des objectifs sociaux. Elles fixent des exigences sociales et cherchent à adapter la logique comptable à ces impératifs. Il est donc essentiel de revenir au principe d’une retraite complète pour 140 trimestres cotisés, avec suppression de la décote. La retraite doit rester indexée sur l’évolution des prix et doit s’en tenir à 75% des 10 meilleures années. Le minimum vieillesse devant compléter jusqu’à hauteur du SMIC les pensions qui n’atteindraient pas ce minimum (le SMIC étant jugé indispensable pour les salariés, pourquoi ne le serait-il pas après 60 ans ?). La retraite à 60 ans sera maintenue et la possibilité de percevoir sa retraite avant 60 ans facilitée pour ceux qui ont démarré très tôt et ont déjà leurs annuités complètes (reconnaissons à la loi Fillon d’avoir avancé sur ce point, mais avec 160 trimestres qui pourra vraiment en profiter ?).

Comment financer ?

 augmenter les salaires. Un retour au partage capital/travail de 1980 augmenterait les salaires de 80 à 100 milliards, dont 40 % de cotisations. Les salaires finançant la protection sociale bien plus que les profits, il y a des gisements de recettes considérables à attendre de cette solution. De plus, cette solution n’augmente pas les prix de vente et donc, ne détériore pas la compétitivité puisque le coût du capital diminue. Enfin, une redistribution de la sorte entraînerait un redémarrage considérable de l’activité économique par la demande.
 l’ensemble de ces revendications portent en elles-mêmes des solutions de financement. Inciter les salariés à quitter leur emploi à 60 ans, c’est permettre à des générations nombreuses de libérer des emplois au profit de jeunes générations. Malgré les réformes Balladur et Fillon, ce phénomène se fait déjà sentir depuis 2003 et explique l’essentiel de la baisse actuelle du chômage (avec les radiations des Assedic). En réalité, la solution de financement est le retour à une situation de plein emploi. 10 % de chômeurs, c’est 10% de cotisants en moins et des dépenses en plus pour la protection sociale. De même, les 16% de salariés qui travaillent à temps partiel (dont un tiers souhaitent travailler à temps plein) cotisent à temps partiel. Enfin, seul un tiers des salariés qui font valoir leurs droits à la retraite à 60 ans est encore en activité. Les autres ont été licenciés avant, se sont arrêtés d’eux-mêmes, ont été mis en pré-retraite… Quelle hypocrisie de la part du patronat de réclamer que le salariat travaille après 60 ans, alors qu’il fait tout pour s’en débarrasser dès 55 ans. La première mesure à prendre pour réduire le chômage est de ne pas inciter les salariés à travailler au-delà de 60 ans. Lorsque le taux de chômage sera inférieur à 2%, on pourra éventuellement réfléchir à une hausse de la durée de cotisation. Pour l’heure, toute politique allant dans ce sens est un crime contre l’emploi des jeunes, et donc contre le financement des retraites.
 Lutter contre toute forme de rétribution des salariés qui ne soit pas du salaire socialisé (avec cotisations). La lutte contre le travail au noir doit être une priorité, de même que l’augmentation des moyens de l’inspection du travail. Enfin, les primes sous forme de participation au capital des entreprises (ex : les stocks-options) doivent être interdites ou fortement taxées. Elles sont du salaire déguisé sans cotisations sociales.
 Il faut revenir sur les facilités accordées aux entreprises (notamment les plus grandes) de verser leurs cotisations avec retard. Cela oblige la Sécu à emprunter et alourdit ses dépenses. Enfin il convient de s’interroger sur les différentes réductions de cotisations accordées au patronat depuis 1993. Elles sont compensées pour la plupart par l’Etat, mais creusent du coup le déficit de ce dernier sans régler le problème du chômage. Elles reposent sur l’idée que le chômage provient d’un coup du travail français trop élevé. Cette hypothèse est fausse. Le coût du travail en France n’est pas trop élevé. En réalité les entreprises embauchent lorsque la demande est élevée et l’investissement dynamique, jamais pour faire plaisir, même aux copains du gouvernement qui viennent d’accorder une baisse de « charges ». Que d’ingratitude…Ces réductions atteignent, on l’a vu, 22 milliards d’euros - soit l’équivalent de 800 000 emplois au salaire net médian (1400 euros), cotisations comprises.

On le voit, derrière la réforme des retraites et du système de protection sociale se cache l’envie de mettre en place un véritable projet de société fondé sur la responsabilité individuelle et le chacun pour soi. En détricotant la retraite par répartition, il s’agit d’affirmer, y compris pour les risques les plus fondamentaux de l’existence, la logique du marché en assurant la profitabilité du système financier. C’est l’ensemble de l’édifice bâti par les résistants pendant la guerre qui est içi remis en cause par une droite décomplexée. Mais décomplexée de quoi ? Sinon des concessions faites pendant 60 ans par le gaullisme aux revendications sociales et au désir de tout un peuple d’assurer un système de solidarité intergénérationnel avec pour principe : chacun finance à la hauteur de ses moyens et reçoit à la hauteur de ses besoins. Bref, une droite débarrassée du gaullisme...

Nicolas Cléquin,
Attac 45