Bercy au secours de l’évasion fiscale

Par Guillaume Liégard| 27 janvier 2014 dans la revue REGARDS

Le ministère de l’Économie et des Finances a décidé de retirer de la liste noire des paradis fiscaux Jersey et Les Bermudes. Ce retrait, qui a pris effet au premier janvier 2014, est très largement dénoncé. Mais il s’explique, à défaut de se comprendre, par la présence sur ces îles d’intérêts bien français...

Pour justifier, cette décision, Pierre Moscovici a déclaré

« Je ne dis pas que ce ne sont pas des paradis fiscaux, je dis que ce sont des pays qui coopèrent ». Selon les services de Bercy, cette décision est le fruit d’une convention d’assistance administrative avec la France « permettant d’échanger tout renseignement nécessaire à l’application de la législation fiscale des parties ». Loin de faire taire les critiques, ces déclarations ont suscité, fait rare, un communiqué commun de la présidente de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée et du rapporteur général du budget à l’AN. Tous deux socialistes et pas vraiment identifiés à des crypto-marxistes, Élisabeth Guigou et Christian Eckert écrivent ainsi qu’ « au regard des derniers travaux du Forum mondial sur la transparence, organisés sous l’égide de l’OCDE, publiés à la suite de la réunion de Jakarta les 21 et 22 novembre derniers, un tel retrait n’est pas justifié. Ni Jersey, ni les Bermudes n’ont obtenu une notation d’ensemble justifiant ce retrait ».

Rétorsion pour les entreprises présentes

Toujours inventif, l’argumentation de Pierre Moscovici repose sur la bonne volonté retrouvée de ces deux paradis de la finance : « Nous avons adressé à Jersey et aux Bermudes respectivement 27 et 21 demandes en 2013. Toutes ont été satisfaites. Ça nous a permis de faire progresser la lutte contre l’évasion fiscale. » Devant un tel succès de l’administration fiscale, on comprendrait encore en moins une levée de bouclier au sein même du cénacle socialiste si le journal Le Monde n’avait développé une autre hypothèse : un lobbying très actif de secteurs clefs du capitalisme français.

Jersey et Les Bermudes ont été ajouté à la liste noire des paradis fiscaux avec effet au 1er janvier 2013 dans un arrêté publié au Journal Officiel du 28 août 2013

L’infamie n’aura donc duré qu’une seule année, et ce n’est pas tout à fait un hasard. En effet, au-delà de douze mois, l’inscription sur cette liste implique mécaniquement des mesures de rétorsions assez drastiques pour les entreprises présentes dans les territoires fichés. Le code général des impôts prévoit une taxation très élevée des flux financiers transitant par ces territoires. Ainsi, le maintien sur la liste noire aurait eu pour conséquences un prélèvement forfaitaire à la source de 75 % sur les produits de placement et l’interdiction de toute forme d’exonération fiscale pour les filiales de groupes français.

« We ’re not building Soviet Union »

Or il se trouve que dans la galaxie des paradis fiscaux, les Bermudes et Jersey occupent des créneaux très particuliers. Les premiers sont le berceau de la réassurance – c’est-à-dire des établissements qui assurent les assureurs et pèsent près de 8% de ce marché. La prospérité de l’île anglo-normande repose, elle, sur la mise en place de structures financières permettant de dissimuler l’identité réelle des propriétaires. Les banques françaises y sont bien présentes et, selon Le Monde, la Société Générale et la BNP auraient défendu leurs « intérêts ». Bien plus qu’une éventuelle coopération de ces deux territoires, ce serait donc l’intervention du secteur de la finance – banques et assurances – pour préserver ses pratiques opaques qui constituerait la clé de l’histoire.

Le ministre des Finances vient de déclarer sur une chaîne de télévision britannique

« We ’re not building Soviet Union ». Pour tout dire, on n’était pas vraiment inquiet et d’ailleurs, personne ne le lui demande.

Mais dans un pays où l’évasion fiscale est estimée de 40 à 50 milliards d’euros minimum par an, où l’ensemble des avoirs français dissimulés dans les paradis fiscaux atteint 600 milliards d’euros, la lutte contre la fraude des particuliers comme des entreprises devrait être une priorité. Au moment où le chef de l’État vient d’annoncer l’objectif d’une baisse de 50 milliards d’euros de la dépense publique, la décision de Bercy fait tâche. Elle est le signe, un de plus, de la politique libérale de ce gouvernement. Juste après son discours du Bourget, François Hollande en déplacement à Londres avait déclaré aux banquiers de la City : « I’m not dangerous ». Pour le secteur de la finance, c’est le moins qu’on puisse dire.