Compte-rendu de lecture

trois ouvrages de Didier FASSIN et un N° de FAKIR par André OLIVA

, par JN

Didier Fassin : "La Force de l’ordre" Ed Seuil
et " Mort d’un voyageur". Contre-enquête Ed Seuil
Didier Fassin Frédéric Debomy Jake Raynal La force de l’ordre en Bande dessinée Ed Seuil Delcourt

Nous rendons compte de trois livres du même auteur, Didier Fassin, puis du dernier numéro du journal « Le Fakir »

Alors que de nombreux cas de violences policières ont été dénoncées ces derniers mois, alors que les réunions Place Beauveau, au ministère de l’intérieur, du « Beauveau de la sécurité » prétendent améliorer les relations de la police et de la population, il nous a paru opportun de rendre compte des travaux de cet anthropologue qui vient d’intégrer le Collège de France après avoir travaillé comme directeur d ’études à l’ Ecole des hautes études en sciences sociales et comme professeur à l’université de Princeton aux Etats-Unis. Son parcours est riche mais atypique. Il a commencé comme médecin puis à la suite de séjours dans divers pays du Sud, il a bifurqué vers l’anthropologie de la santé comme en témoignent entre autres ses livres intitulés « Quand les corps se souviennent. Expérience et politique du sida en Afrique du Sud », ou « L’Empire du traumatisme. Essai sur la condition de victime ». Puis il est allé vers la justice et les prisons avec « Juger, réprimer, accompagner », et « L’ombre du monde, une anthropologie de la condition carcérale. » C’est dans ce cadre qu’entre 2005 et 2006, il a partagé pendant quinze mois le quotidien d’une Brigade Anti Criminalité, dans une ville de la banlieue parisienne, et en a tiré un livre : « La force de l’ordre » paru en 2011 aux éditions du Seuil. A partir de ce livre, Frédéric Debomy et le dessinateur Jake Raynal ont publié en octobre dernier une bande dessinée. Elle met en images quelques unes des interventions auxquelles D.Fassin a assisté. Si on compare les deux livres, on voit que la BD résume bien et suit souvent au mot près ce qui est dans le livre de l’anthropologue. S’y étale sans gêne le mépris, le racisme, les vexations, envers une population bien précise : les jeunes des cités, la plupart du temps d’origine immigrée. Beaucoup de policiers désapprouvent ces actes qui sont parfois illégaux, mais s’ils les dénoncent, ils sont rarement suivis par la justice et ils seront de toutes façons mis à l’écart par leurs collègues et souvent sanctionnés par leur hierarchie. Il a pu constater dans le commissariat dont dépendait la BAC qu’il accompagnait, que les idées lepenistes s’affichaient au sens propre sur les casiers des vestiaires et même sur les murs. Ce qu’ a confirmé un sondage au moment des élections régionales indiquant que plus de la moitié des forces de l’ordre avaient voté Front National. Depuis la parution du livre en 2011, il y a eu les attentats, l’état d’urgence et plusieurs lois renforçant les prérogatives de la police, l’extension des mesures de contrôle et de répression aux migrants aux réfugiés et à ceux qui leur portent assistance. Le mouvement des Gilets jaunes a montré qu’elle réprimait désormais des gens usant de leur droit constitutionnel de manifester et qu’elle les réprimait avec de nouvelles armes dites non létales c’est à dire qui ne tuent pas ( normalement...)mais provoquent de graves blessures et des mutilations vous rendant handicapé à vie. A la fin de la BD quatre pages rendent compte de cette évolution inquiétante et inadmissible. Il y a environ un an, Didier Fassin a publié un autre livre à propos d’un fait divers tragique. « Mort d’un voyageur » Ed Seuil. Un Rom en cavale, multirécidiviste de délits mineurs, qui se cache chez ses parents, est abattu par des hommes du GIGN. Contacté par le collectif de soutien à la famille, qui conteste la version des gendarmes invoquant la légitime défense, il a accès au dossier qu’il réétudie, en accordant : « une attention égale aux paroles de toutes les personnes concernées ». Il relate de manière neutre les déclarations du père, de la mère, de la soeur et des deux gendarmes, ainsi que du procureur. Il met en évidence des contradictions dans les témoignages des gendarmes et entre ces témoignages et le rapport d’autopsie. Il montre que même si les gendarmes auteurs des tirs ont été mis quelques heures en garde à vue, le procureur et la juge d’instruction ont tenu pour vraie leur version des faits, ce qui a abouti à un non-lieu. Même en admettant que la victime ait comme l’ont déclaré les gendarmes, effectivement menacé d’un couteau les cinq hommes du GIGN, est il admissible que casqués, équipés de gilets pare-balles, ils aient tiré huit balles dont cinq ont touché le corps, une ayant atteint le coeur ?
Ces livres ne sont qu’un élément de plus nous montrant que depuis longtemps, on met en place progressivement les cadres juridiques, les conditionnements psychologiques et les moyens techniques d’un état policier.
« Le Fakir » n° février avril 2021

On attend toujours avec impatience la sortie du Fakir, le magazine trimestriel de François Ruffin et de son équipe.Ce numéro est un excellent cru. Sous le titre : « La dictature en marche », il montre comment c’est le président qui décide de tout dans la lutte contre le covid. Ensuite,à partir du livre : « La société ingouvernable » de Grégoire Chamayou, il montre comment le capitalisme est en train de tout faire pour se débarasser du peu de démocratie qui nous reste, et à partir de celui de Clément Fayol : « Ces français au service de l’étranger » il dénonce les hauts fonctionnaires et les hommes politiques recrutés par des banques ou des multinationales en raison de leur carnet d’adresses et de leur influence. Et il cite des noms, beaucoup de noms.Enfin, comme toujours dans ce journal, il y a cette mise en lumière des invisibles, cette attention à tous ces gens d’en bas dont Macron a dit qu’ils ne sont rien, ces infirmières, aide-soignantes, accompagnantes d’enfants handicapés, auxiliaires de vie, femmes de ménage, qui préfigurent cette société du lien qui se construit dans l’ombre pour remplacer la société de consommation insoutenable à court terme. Propos appuyés sur des interviews de Cynthia Fleury, Dominique Bourg et Pierre Rimbert. C’est clair, facile à lire et stimulant. C’est un journal qui redonne la pêche.

André Oliva