Recherche française : un état des lieux ; interview de Charles Zelwer et Bruno Alonso (été 2004) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°25-26, été 2004

Recherche française : un état des lieux

Le point de vue de deux chercheurs orléanais.

Nous avons tous en mémoire l’épisode de confrontation entre le personnel de la recherche et le gouvernement Raffarin II : à la suite des résultats des élections régionales, ce mouvement se solda par une "victoire" pour le personnel de la recherche.

Pour mieux comprendre ce mouvement sans précédent et les raisons profondes du mécontentement du personnel de la recherche, nous avons rencontré : Charles ZELWER, directeur de recherche au CNRS (au centre de biophysique moléculaire), membre du conseil scientifique ; et également le responsable local du collectif "Sauvons la Recherche", et Bruno ALONSO, chercheur au CNRS (au centre de recherche sur les matériaux à haute température) et syndicaliste à Sud-Education.

1 - Pourriez-vous revenir sur les raisons de cette lutte des chercheurs et sur les résultats obtenus, notamment sur les conséquences locales ?

Bruno Alonso : La recherche et l’enseignement supérieur connaissent des problèmes récurrents au niveau des salariés (recrutement faible, travail temporaire, sous-traitance), des moyens des laboratoires (crédits de fonctionnement et équipements insuffisants) et de l’enseignement universitaire (surcharge d’encadrement, évolution du type d’enseignement).

Dans le milieu universitaire, le chantier du LMD, le projet d’autonomie des universités et les attaques sur les conditions de travail (contractualisation, décentralisation, etc.) sont en train de concrétiser une évolution vers un modèle libéral cohérent d’universités régionales gérées comme des petites entreprises. Des mouvements importants de contestation ont eu lieu au printemps 2003 pour les salariés et tout au long de 2003 et encore en 2004 pour les étudiants.
En ce qui concerne plus spécifiquement la recherche civile publique, les 3 gouvernements Raffarin ont toujours annoncé des transformations en profondeur allant vers une plus grande régionalisation et une plus grande rentabilité. Dès 2002, la ministre de la recherche Claudie Haigneré annonçait qu’il fallait « optimiser le dispositif de recherche » en soutenant une recherche plus appliquée et plus tournée vers le secteur privé ainsi qu’en recentrant les efforts de recherche sur des axes prioritaires. Une mesure dans cette direction fut l’assouplissement du statut des fondations.

Aussi, le gel et la diminution des crédits de fonctionnements des organismes de recherche ainsi que la limitation du recrutement de fonctionnaires et la mise en place du recrutement de contractuels est une conséquence de cette politique mais également un moyen pour accélérer les réformes.

Ce sont ces aspects-là de pénurie de moyens et la politique de recherche annoncée par Haigneré qui ont déclenché la pétition SLR (Sauvons La Recherche) avec le succès que l’on sait. Même si les revendications étaient larges (retour des postes supprimés, versement des crédits), la pétition concernait en premier lieu des chercheurs exerçant des responsabilités administratives. Par la suite, la médiatisation des revendications, le fort soutien à la pétition et les premières manifestations ont donné lieu à un mouvement plus ample articulé autour de SLR (constitué en collectif puis en association). Ce mouvement a su s’ouvrir progressivement à l’ensemble des catégories, des établissements et disciplines. En soi, ce n’est pas uniquement une « lutte des chercheurs » même si un des points d’orgue a été la démission collective de plus d’un millier de directeurs de laboratoire le 9 mars dernier : un acte peu concevable par son ampleur quelques mois auparavant.

En ce qui concerne les résultats, les revendications ont été satisfaites au niveau national. Cela a permis d’inverser la vapeur. Cependant, il faut rester mobilisés et méfiants pour la suite : quels seront les moyens alloués les prochaines années ? Quelles réformes devrions-nous accepter en contrepartie comme cela a été suggéré par François Fillon ?
Au-delà des revendications, le geste des directeurs démissionnaires, l’importance des manifestations et du soutien populaire auront des conséquences difficiles à appréhender pour l’instant. Dans le secteur, mais aussi à l’extérieur, on parle plus facilement de la recherche publique, de son intérêt, son organisation, etc.

2 - Dans cette lutte, comment le devenir des jeunes thésards, avec les manques de poste, a-t-il été appréhendé ?

B.A. : C’est là un point fondamental qui est toujours d’actualité. On note toujours peu d’embauche dans le privé, un recrutement serré et variable dans le public et une prolongation des CDD post-doctoraux. Un autre problème à résoudre est le statut des thésards, à la fois étudiants et travailleurs, avec des contrats de nature très variable (salaire, allocation, bourse) et n’ouvrant pas nécessairement à des droits sociaux (chômage, retraite).

3 - Et du point de vue des rapports université/organisme de recherche ?

C.Z. : La lutte a plutôt été unificatrice en gommant certaines divergences d’intérêt.

B.A. : Il n’y a pas d’opposition entre les salariés des universités ou des organismes de recherche de type EPST (Etablissement Public à caractère Scientifique et Technique) qui travaillent très souvent conjointement. Par contre, il existe bien une lutte d’influence entre directions. L’autonomie des universités, associée à une régionalisation forte de la recherche peut entraîner la disparition d’établissements nationaux de recherche actuels. C’est un sujet d’une très grande actualité où un lobbying important est en train de se faire.

4 - La forme particulière du conflit, en collectif de chercheurs, reflète-t-elle un décalage entre le mouvement et les organisations syndicales ?

C.Z. : Ce mouvement a d’abord été un mouvement de "patrons" qui est entré en résonance avec les thésards et les précaires (peu syndiqués). Les organisations syndicales ont appuyé mais n’ont pas été la force motrice. Elles étaient sceptiques sur la forme de l’action (démission des directeurs) qui pouvait aboutir à une impasse.

B.A. : Dans le cas du collectif SLR, la démarche choisie (pétition, démissions) est assez inédite. Cette initiative des directeurs de laboratoires et d’équipes relayée dans la presse par des prises de position parfois très libérales n’a pas été officiellement soutenue par les syndicats (pas sollicités non plus). Ceci étant dit, autant les salariés et les étudiants que les organisations syndicales ont appuyé un mouvement qui avait connu auparavant des prémisses et qui a pu cristalliser cette année avec la pétition SLR. En tant que militant syndical à SUD Education, je regrette cependant que l’assise du mouvement n’ait pas pu s’élargir durablement vers le personnel moins diplômé et que la proportion de personnes impliquées soit restée faible. Les Assemblées Générales du personnel qui auraient pu pallier cela et être le point de départ d’actions locales ont été rares. Il s’est souvent trouvé peu de personnes pour soutenir cette démarche. Par conséquent, le mouvement connaît encore aujourd’hui une connotation catégorielle forte.

5 - Comment s’est organisée la mobilisation sur Orléans et qui a-t-elle concerné ?

B.A. : Sur le campus orléanais, la mobilisation a été organisée par le collectif SLR local animé par Charles Zelwer et les syndicats.
On peut noter que chaque établissement a connu un niveau de mobilisation différent. Assez fort à l’INRA en particulier au début, avec un fonctionnement démocratique en « comité de centre ». Une mise en route plus lente mais continue pour le CNRS, avec peu d’AG. Une mobilisation modeste à l’université. Etc. Il y a eu des tentatives de concertation et de coopération entre établissements soutenues par le collectif SLR et quelques syndicats. Il y aurait intérêt à travailler davantage ensemble.

Au niveau des personnes concernées, il y a toujours une proportion prépondérante de chercheurs et enseignants-chercheurs. Une proportion variable de doctorants et de ITA-IATOS a participé aux manifestations orléanaises et parisiennes.

C.Z. : Le point de départ a été la pétition nationale qui a permis d’avoir les adresses Internet des signataires. La mobilisation est partie des laboratoires où le directeur était démissionnaire dès janvier et a reposé sur l’initiative de quelques bonnes volontés (syndicalistes en marge de leur syndicat). Les personnels CNRS ont été aussi nombreux que les universitaires à signer la pétition. Mais la participation aux actions a davantage concerné le CNRS et l’INRA. Le poids hiérarchique à l’Université a freiné le mouvement, surtout au niveau des formations purement universitaires (aucune démission répertoriée).

6 - Il est prévu l’organisation des états généraux de la recherche. Cette organisation est confiée par le gouvernement à l’Académie des sciences, ce qui fait craindre des états généraux très académiques justement dans lesquelles s’exprimeront surtout les grands pontes de la recherche, le patronat et le gouvernement. N’avez vous pas l’impression d’être dépossédés de la question ?

C.Z. : Le CIP résulte d’une négociation entre SLR qui menaçait d’organiser ses propres assises, l’Académie des sciences dont le président s’était déclaré solidaire du mouvement et le gouvernement qui a renoncé à sa propre consultation. Les Comités régionaux sont assez proches de la base, mais le CIP national tourne de manière un peu autonome. On ne sait pas comment les contributions de diverses origines seront prises en compte (Etats Généraux nationaux en octobre, mais LOP soumise en décembre au parlement).

B.A. : Les Etats Généraux (EG) sont organisés par des collectifs locaux (CLoEG) et par le CIP à différents niveaux (local, régional et national) avec des synthèses intermédiaires entre chaque niveau.
En tant que syndicaliste, la démarche des EG me semble intéressante dans un contexte différent, avec moins de niveaux, avec une participation plus forte et plus diversifiée du personnel et avec plus de temps pour les discussions et pour finaliser des synthèses qui reprennent tous les points de vue. Or, les débats sur des sujets fondamentaux sont intéressants et très formateurs, mais l’impératif de réforme est quasiment posé comme préalable, dans un contexte de difficultés budgétaires, avec une mobilisation qui s’affaiblit et des délais courts. Qui plus est, un fort lobbying est exercé au niveau national. C’est donc un exercice périlleux.

7 - Dans la perspective de ces états généraux de la recherche, le MEDEF a fait connaître son objectif : Il s’agit de faire émerger " une économie de la connaissance ". En d’autres termes il s’agit d’une marchandisation de la recherche. A ce propos, quelle est selon vous la place de la recherche dans la société ?

C.Z. : Se garder des analyses simplistes ! Le capitalisme français est scientifiquement très retardataire, alors que s’il voulait conquérir des positions dominantes, il lui faudrait investir dans la recherche la plus fondamentale comme aux USA, au Japon, en Suède, en Angleterre, en Suisse, en Finlande. Les EG sont tiraillés entre des projets contradictoires. Il y a les régionalistes, les jacobins, le lobby de la CPU, les "grands scientifiques", etc.

B.A. : Difficile de parler brièvement de la place de la recherche dans la société. On peut concevoir les activités de recherche comme un accroissement de connaissances qui ferait ainsi progresser la culture humaine. Intrinsèquement, les travaux de recherche ont besoin d’un fort degré de liberté pour aboutir à des réflexions et créations importantes. Pour autant, la recherche ne doit pas se couper de la société et un contrôle ou pilotage par la collectivité semble aussi nécessaire.
A propos de la marchandisation de la recherche, des réformes sont souhaitées non simplement par le MEDEF et le secteur privé mais aussi par une intelligentsia qui souhaiterait davantage de flexibilité. La plupart des réformes proposées et médiatisées sont basées sur des schémas très proches.

Selon ces réformes, et aux différences près, la recherche devrait fortement se développer selon des axes prioritaires définis par les impératifs économiques et les opportunités d’innovation technologique. Une plus grande rentabilité est envisagée par le travail par projets (définition des moyens en fonction d’objectifs quantifiables) et par le rapprochement avec le secteur privé.

Par ailleurs, l’émergence de pôles régionaux (d’excellence, de compétitivité, etc.) est une revendication constante. Formation (et non plus enseignement), innovation (et non plus recherche) et emploi seraient fortement liés (choix régionaux de tel ou tel secteur ou discipline). Ce schéma est en phase avec la politique de régionalisation et décentralisation poursuivie par les gouvernements Raffarin. Cela supposera un renforcement des universités (projet d’autonomie) très probablement au détriment des établissements de recherche nationaux et du personnel.

A ce niveau, une plus grande flexibilité est généralement souhaitée dans la gestion des « ressources humaines » avec un renforcement des directions locales. Une uniformisation des statuts est demandée. La gestion du personnel serait plus locale et plus contractualisée ; la conséquence étant une augmentation supplémentaire de la précarité et de l’externalisation des activités moins considérées. Le système de primes au mérite pourrait aussi être introduit.

Face à ces propositions de réformes et dans la perspective de la loi d’orientation et de programmation (LOP) prévue fin 2004/début 2005, il va falloir rester très vigilants et probablement réussir à re-mobiliser fortement.