Edgar Morin : "Le temps est venu de changer de civilisation"

Par Denis Lafay | 11/02/2016,

Dans un entretien exceptionnel, le sociologue et philosophe Edgar Morin ausculte, du haut de ses 94 ans, l’état du monde et celui de la France

. Economie, Front national, islam, fanatisme, immigration, mondialisation, Europe, démocratie, environnement : ces enjeux trouvent leur issue dans l’acceptation du principe, aujourd’hui rejeté, de "complexité". Complexité pour décloisonner les consciences, conjurer les peurs, confronter les idéaux, hybrider les imaginations, et ainsi "réenchanter l’espérance" cultivée dans la fraternité, la solidarité et l’exaucement de sens. "Le seul véritable antidote à la tentation barbare a pour nom humanisme", considère-t-il à l’aune des événements, spectaculaires ou souterrains, qui ensanglantent la planète, endeuillent la France, disloquent l’humanité. "Il est l’heure de changer de civilisation.
"Et de modeler la "Terre patrie."

Acteurs de l’économie - La Tribune.

Attentats à Paris, état d’urgence, rayonnement du Front National, vague massive de migration, situation économique et sociale déliquescente symbolisée par un taux de chômage inédit (10,2 % de la population) : la France traverse une époque particulièrement inquiétante. La juxtaposition de ces événements révèle des racines et des manifestations communes. Qu’apprend-elle sur l’état de la société ?

Edgar Morin

Cette situation résulte d’une conjonction de facteurs extérieurs et intérieurs, à l’image de ceux, tour à tour favorables et hostiles, qui circonscrivent l’état de la France, bien sûr inséparable de celui de la mondialisation. Car c’est l’humanité même qui traverse une "crise planétaire". Et la France subit une crise multiforme de civilisation, de société, d’économie qui a pour manifestation première un dépérissement lui aussi pluriel : social, industriel, géographique, des territoires, et humain.

La planète est soumise à des processus antagoniques de désintégration et d’intégration. En effet, toute l’espèce humaine est réunie sous une "communauté de destin", puisqu’elle partage les mêmes périls écologiques ou économiques, les mêmes dangers provoqués par le fanatisme religieux ou l’arme nucléaire. Cette réalité devrait générer une prise de conscience collective et donc souder, solidariser, hybrider. Or l’inverse domine : on se recroqueville, on se dissocie, le morcellement s’impose au décloisonnement, on s’abrite derrière une identité spécifique - nationale et/ou religieuse. La peur de l’étranger s’impose à l’accueil de l’étranger, l’étranger considéré ici dans ses acceptions les plus larges : il porte le visage de l’immigré, du rom, du maghrébin, du musulman, du réfugié irakien mais aussi englobe tout ce qui donne l’impression, fondée ou fantasmée, de porter atteinte à l’indépendance et à la souveraineté économiques, culturelles ou civilisationnelles. Voilà ce qui "fait" crise planétaire, et même angoisse planétaire puisque cette crise est assortie d’une absence d’espérance dans le futur.

Au début des années 1980, le monde occidental se croyait solidement debout dans la prolongation des mythiques "Trente Glorieuses" et solidement convaincu de bâtir une société ascendante ; de leur côté, l’Union soviétique et la Chine annonçaient un horizon radieux. Bref, chacun ou presque pouvait avoir foi dans l’avenir. Cette foi a volé en éclats, y compris dans les pays dits du "tiers monde", et a laissé place à l’incertitude, à la peur, et à la désespérance.

Comment qualifiez-vous ce moment de l’histoire, dans l’histoire que vous avez traversée ?

Cette absence d’espérance et de perspective, cette difficulté de nourrir foi dans l’avenir, sont récentes. Même durant la Seconde Guerre mondiale, sous l’occupation et sous le joug de la terreur nazie, nous demeurions portés par une immense espérance. Nous tous - et pas seulement les communistes dans le prisme d’une "merveilleuse" Union soviétique appelée à unir le peuple - étions persuadés qu’un monde nouveau, qu’une société meilleure allaient émerger. L’horreur était le quotidien, mais l’espoir dominait imperturbablement ; et cette situation a priori paradoxale caractérisait auparavant chaque époque tragique. Soixante-dix ans plus tard, l’avenir est devenu incertain, angoissant.


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