Le « coup du virus » et le coup d’état militaro-industriel global. Y a-t-il une tâche révolutionnaire aujourd’hui ?

Jules Falquet

Maîtresse de conférences en Sociologie à l’université de Jussieu-Paris Diderot (Paris 7).

La situation que nous traversons est si brutale et si massive, avec un tiers de l’humanité forcée au « confinement » en quelques jours, l’économie mondiale paralysée et les décrets de toutes sortes qui se multiplient hors de tout contrôle, que j’ai la respiration coupée. Concentration zéro, entre cette sensation d’urgence absolue, de changement radical et définitif, ce sentiment d’impotence et cette rage en même temps —et plus que jamais la soif de justice, de la justice tout de suite, et du retour de la raison, du bon sens, des décisions si évidentes qui devraient être prises et qui ne le sont pas. Mise aux arrêts immédiats des décideur-e-s. Réorientation immédiate de la production en vue de l’intérêt général. Abandon immédiat et définitif du capitalisme et mise en délibération et en route d’un autre monde.

Mais je rêve éveillée —confinée. En cette deuxième semaine d’auto-hétéro-enfermement, je sens que je commence à péter les plombs, ou à m’habituer, ce qui ne vaut guère mieux. Ce qui me sauve, en plus d’une situation matérielle privilégiée (pas seule mais avec des personnes choisies, avec de la place pour vivre au chaud, l’ordinateur et la connexion internet, de la nourriture, un salaire pas encore menacé, les proches plutôt bien), c’est une liste mail, un lien d’échange avec un ensemble d’ amies et de camarades féministes et lesbiennes hispanophones d’ A bya Y ala principalement. Salvador, Guatemala, Colombie, République Dominicaine, Argentine, Mexique, Chili et la diaspora... En échangeant avec elles, je me lance enfin à jeter sur le clavier quelques mots, une ébauche d’analyse qui me libère un peu de l’inaction.

Pandémie globale, « confinement » inégalitaire
Regardons froidement, avec la conscience sous-jacente des dizaines de milliers de morts, des deuils, des peurs paniques et des détresses terribles sur la quasi-totalité de la surface de cette terre : un bon tiers de l’humanité reconnue « menacée » par un virus est placée en situation d’exception sous divers régimes voisins au nom d’une doctrine globale de « confinement ». Les sorts cependant sont divers, le confinement est tout ce qu’il y a de plus inégalitaire.
Sud : les vendeur-e-s ambulant-e-s (60% d’informalité à Mexico) et les personnes qui survivent dans la rue se retrouvent sans ressources du jour au lendemain, les habitant-e-s des favelas (un petit 13 millions de Brésilien-ne-s quand-même) et des tugurios sans eau ni services de santé de toute façon. Beaucoup de gens au Honduras, au Chili « préférent » risquer la maladie plutôt que mourir de faim et sortent dans les rues quand même, lutter pour le repas du jour. Avec une claire conscience qu’ielles sont une fois de plus les sacrifié-e-s d’office dont tout le monde se contre-fiche, abandonné-e-s et condamné-e-s, toujours-déjà-mort-e-s comme disaient les zapatistes. Comme écrit la féministe bolivienne María Galindo
« Que se passe-t-il si nos assumons que nous attraperons le virus et qu’à partir de cette certitude, nous affrontons nos peurs ? Que se passe-t-il si face l’absurde, autoritaire et idiote réponse de l’Etat au coronavirus, nous nous proposons l’autogestion sociale de la maladie, de la faiblesse, de la douleur, de la pensée et de l’espoir ? [...] Que se passe-t-il si nous passons de l’approvisionnement individuel à la marmite commune contagieuse et festive comme nous l’avons déjà fait tant de fois ? [...] Que se passe-t-il si nous décidons de désobéir pour survivre ? [...] Que la mort ne nous pêche pas recroquevillées de peur en train d’obéir à des ordres idiots, qu’elle nous prenne en train de nous embrasser, qu’elle nous attrape en train de faire l’amour et pas la guerre. »