L’effondrement a commencé. Il est politique


Alain Bertho
Professeur d’anthropologie à l’Université de Paris 8, Institut d’Etudes Européennes
22 novembre 2019

Alors que des révoltes éclatent aux quatre coins du monde, gouverner aujourd’hui s’apparente de plus en plus à mener une guerre ouverte ou larvée contre les soulèvements des peuples et des êtres vivants, pour maintenir coûte que coûte un ordre de plus en plus discrédité. L’anthropologue Alain Bertho revient ici pour Terrestres sur cette « crise de la gouvernementalité » et sur la longue séquence de révoltes apparentées qui en sont à l’origine.

« Il faut bien avoir à l’esprit que
l’épuisement des possibilités de ce monde signifie tout autant celui de l’action politique qui allait de pair avec lui. » Marcello Tari *

Ne pouvant maîtriser, même au prix d’une répression sanglante, l’immense soulèvement de son peuple, le gouvernement chilien annonce, le 30 octobre 2019, qu’il renonce à organiser la COP 25 originellement prévue du 2 au 13 décembre à Santiago. Quelques jours plus tôt une pétition avait été lancée en France pour son boycott, jugeant « cynique et caricatural d’organiser la COP 25 sous la menace des balles d’une armée qui s’est funestement illustrée sous la dictature d’Augusto Pinochet » et qualifiant de « faute » une façon « de faire ainsi un chèque en blanc à un gouvernement qui a décidé de réprimer avec la pire des brutalités celles et ceux qui veulent que le système change pour le bien commun ». Nous sommes bien aujourd’hui face à deux dangers mortels : la transformation de la terre en fournaise et la violence d’Etats défaillants et incapables d’y faire face.
Voilà qui nous révèle sans fards où nous en sommes vraiment. Le réchauffement climatique n’est pas une menace à venir. Il a déjà commencé. On en ressent les effets sur tous les continents où les peuples doivent faire face à des phénomènes extrêmes : le lac Tchad est quasiment à sec et le Sahara avance de 600 mètres par an, des cyclones d’une violence historique affectent autant les côtes nord-américaines qu’asiatiques, les phénomènes orageux destructeurs deviennent une habitude en France, faute d’eau le Rhin ne peut plus y jouer son rôle d’autoroute fluviale de l’économie européenne... Ce réchauffement est plus rapide et déjà plus destructeur que ne le laissaient entendre les prévisions les plus pessimistes.
La voix de Greta Thunberg, avec ses mots simples et durs, parle au nom de toutes et de tous. L’inaction des États n’est que plus évidente et insupportable. Mais est-ce vraiment de l’inaction ? La légitimité que perdent les gouvernements sur ce terrain est en fait déjà bien entamée par leur accompagnement zélé des exigences de profit d’un capitalisme financiarisé et destructeur. Dire, comme le font les signataires de l’appel au boycott, que « justice sociale et justice climatique sont liées » est un euphémisme. Aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, injustice sociale et incurie climatique et environnementale sont les deux faces d’une même logique d’exploitation dévastatrice de la planète et de tout ce qui y vit. La course à l’abîme est tout à la fois climatique, environnementale, économique, sociale et politique parce qu’elle est le produit d’un dispositif global, celui de la « gouvernance par les nombres »2 d’une immense machine algorithmique et financière.

Un soulèvement du vivant