Quelques remarques sur la situation économique. Pierre Khalfa – 22 avril 2020

Pierre Khalfa est syndicaliste, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental au titre de Solidaires, co-président de la Fondation Copernic et membre du Conseil scientifique d’Attac.

La crise sanitaire a produit un choc sur l’économie mondiale. De nombreuses incertitudes demeurent tant sur la durée de cette crise qui peut passer par des rebonds successifs en l’absence de vaccin ou de médicament efficace que sur les leçons qu’en tireront les classes dirigeantes et leur division éventuelle. Enfin, il est aujourd’hui impossible de prévoir quel sera l’état des opinions publiques quand cette crise commencera à s’atténuer et donc de savoir quel sera le centre de gravité politique, ce qui aura aussi une importance sur la situation économique, l’économie n’étant jamais simplement de l’économie.

Plan du texte.

 Une situation déjà dégradée avant la crise sanitaire
 Les ressorts de la récession
 Les réponses des classe dirigeantes
 Où en est la mondialisation néolibérale ?

Une situation déjà bien dégradée avant la crise sanitaire

La crise financière de 2007-2008 n’a jamais été réellement épurée. Si les plans de relance ont permis d’éviter que la récession de 2009 - moins 4,4 % du PIB dans la zone euro - ne se transforme en dépression longue, à partir de 2011 les politiques d’austérité plus ou moins massives suivant les pays les ont replongés dans la récession. Ainsi la zone euro n’est sortie de la récession qu’en 2014 sans jamais retrouver une dynamique importante de l’activité économique. Avant même la crise sanitaire, le spectre de la stagnation économique menaçait dès 2019, la France connaissant même un quatrième trimestre négatif et l’Allemagne un deuxième trimestre négatif avec un modèle basé sur les exportations qui s’essouffle au vu à la fois de la faiblesse de la demande dans les pays européens et du recentrage progressif de la Chine vers son marché intérieur. Cette situation s’inscrit dans une tendance de long terme de ralentissement général de la hausse de la productivité du travail qui obère les conditions de rentabilité du capital et favorise ainsi la financiarisation, ce qui a pu faire dire à certains économistes que nous étions entrés dans une « stagnation séculaire ».

Si en Europe, le rachat de dettes souveraines par la BCE a permis d’éviter l’éclatement de la zone euro, les mesures prises sont revenues à distribuer de l’argent aux banques en espérant que celles-ci aient un refinancement plus aisé lorsqu’elles prêtent aux entreprises et aux ménages afin de relancer l’activité économique. Mais pourquoi les entreprises auraient-elles investi alors que la demande publique ou privée est anémiée par les politiques d’austérité et que l’activité économique stagne ? L’injection massive de liquidités a abouti à une situation que les économistes nomment « trappe à liquidité », dans laquelle la politique monétaire devient peu ou pas opérante. Faute de demande, la monnaie de la BCE a eu très peu d’effet sur la politique de crédit des banques et les liquidités ont été en partie conservées sur les comptes des banques à la BCE - et ce malgré un taux de dépôt négatif - pour faire face à des coups durs.

L’inflation du prix des actifs financiers et la forte croissance de l’endettement des entreprises a montré que l’argent mis à disposition par la BCE est aussi allé nourrir une nouvelle bulle financière, les banques se mettant à prêter pour les usages financiers des institutions financières ou des grandes entreprises. Le très faible niveau des taux d’intérêt a poussé à l’endettement des entreprises à la fois pour des raisons spéculatives (rachat d’actions), pour verser des dividendes confortables à leurs actionnaires et, pour les plus fragiles d’entre elles, pour pouvoir continuer leur activités (entreprises zombies). Il s’en est résulté un accroissement considérable de l’endettement des entreprises qui sont placées devant une contrainte permanente de solvabilité.

Les banques de l’Union européenne regorgent aujourd’hui de créances douteuses. Ce sont soit des prêts qui ont un retard de paiement conséquent – l’Autorité bancaire européenne l’a fixé à 90 jours -, soit qui ne seront probablement jamais remboursés. La banque doit donc les provisionner, ce qui peut lui poser problème. La part des « prêts non performants » peut à première vue apparaître modeste. Elle ne concerne que 4,9 % des crédits émis dans la zone euro. Mais cela correspond à un montant de 730 milliards d’euros, dont une partie non négligeable, 395 milliards d’euros, n’a pas été provisionnée[1], ce qui signifie que les banques sont ainsi très fragilisées. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’elle peut concerner des banques systémiques, c’est-à-dire des banques dont les difficultés peuvent mettre en danger le système financier dans son ensemble par ses liens avec d’autres établissements financiers. Comme l’indiquent les économistes du CEPII, « Les banques systémiques en zone euro sont ainsi en moyenne moins capitalisées que les autres, alors qu’elles devraient l’être davantage vu le risque qu’elles font courir au système[2] », et ce malgré les réformes prudentielles qui ont suivi la crise de 2008. Ces réformes ont certes accru les exigences de liquidité et de fonds propres pour les banques, mais ont épargné la finance de l’ombre, le Shadow banking, qui lui est structurellement liée. Les difficultés d’un établissement financier du Shadow Banking pourraient ainsi se transmettre aux banques. Et en Europe, le lobbying bancaire a fait échouer le projet de séparation des banques d’affaires et des banques de dépôt.

Ce scénario est d’autant plus possible qu’une des solutions préconisées par les institutions européennes pour résoudre le problème des créances douteuses est de favoriser leur titrisation, ce que qu’encourage la directive « STS » de décembre 2017. Il s’agit de transformer des prêts hasardeux en actifs financiers échangeables sur le marché en passant par un « véhicule » appartenant au Shadow Banking, juridiquement indépendant de la banque. Double avantage pour cette dernière : elle transfère le risque sur d’autres entités et n’a donc plus besoin de provisionner. Rappelons qu’en 2007, la crise des subprimes, élément déclencheur d’une des plus graves crises financières mondiales, trouve son origine dans un processus de ce type.

Les ressorts de la récession