L’EFFONDREMENT A COMMENCÉ. IL EST POLITIQUE

Lundi 25 novembre 2019, par Alain Bertho

« Il faut bien avoir à l’esprit que
l’épuisement des possibilités de ce monde
signifie tout autant celui de l’action politique
qui allait de pair avec lui. »

Marcello Tari

Ne pouvant maîtriser, même au prix d’une répression sanglante, l’immense soulèvement de son peuple, le gouvernement chilien annonce, le 30 octobre 2019, qu’il renonce à organiser la COP 25 originellement prévue du 2 au 13 décembre à Santiago. Quelques jours plus tôt une pétition avait été lancée en France pour son boycott, jugeant « cynique et caricatural d’organiser la COP 25 sous la menace des balles d’une armée qui s’est funestement illustrée sous la dictature d’Augusto Pinochet » et qualifiant de « faute » une façon « de faire ainsi un chèque en blanc à un gouvernement qui a décidé de réprimer avec la pire des brutalités celles et ceux qui veulent que le système change pour le bien commun ». Nous sommes bien aujourd’hui face à deux dangers mortels : la transformation de la terre en fournaise et la violence d’Etats défaillants et incapables d’y faire face.

Voilà qui nous révèle sans fards où nous en sommes vraiment. Le réchauffement climatique n’est pas une menace à venir. Il a déjà commencé. On en ressent les effets sur tous les continents où les peuples doivent faire face à des phénomènes extrêmes : le lac Tchad est quasiment à sec et le Sahara avance de 600 mètres par an, des cyclones d’une violence historique affectent autant les côtes nord-américaines qu’asiatiques, les phénomènes orageux destructeurs deviennent une habitude en France, faute d’eau le Rhin ne peut plus y jouer son rôle d’autoroute fluviale de l’économie européenne… Ce réchauffement est plus rapide et déjà plus destructeur que ne le laissaient entendre les prévisions les plus pessimistes.

La voix de Greta Thunberg, avec ses mots simples et durs, parle au nom de toutes et de tous. L’inaction des États n’est que plus évidente et insupportable. Mais est-ce vraiment de l’inaction ? La légitimité que perdent les gouvernements sur ce terrain est en fait déjà bien entamée par leur accompagnement zélé des exigences de profit d’un capitalisme financiarisé et destructeur. Dire, comme le font les signataires de l’appel au boycott, que « justice sociale et justice climatique sont liées » est un euphémisme. Aujourd’hui, et depuis plusieurs décennies, injustice sociale et incurie climatique et environnementale sont les deux faces d’une même logique d’exploitation dévastatrice de la planète et de tout ce qui y vit. La course à l’abîme est tout à la fois climatique, environnementale, économique, sociale et politique parce qu’elle est le produit d’un dispositif global, celui de la « gouvernance par les nombres » [2] d’une immense machine algorithmique et financière.
Un soulèvement du vivant

Qu’importe les rapports d’experts, les promesses d’estrade et les sommets mondiaux, le capitalisme de la catastrophe [3] s’épanouit et imprègne aujourd’hui le mode de fonctionnement des réseaux numériques mondiaux. « Plus besoin d’un patron pour exploiter les gens, la technologie s’en charge », nous avertit le cinéaste Ken Loach [4] ! Le capital industriel exploitait le travail vivant. Toute une histoire de résistances et de conquêtes populaires s’est construite sur ce paradigme. Le capital financier, ce que nous appelons « néolibéralisme », dévaste le travail et ravage le vivant humain avec autant d’application qu’il dévaste la planète et ravage le vivant dans son ensemble.

Et tandis que la mort progresse, l’interconnexion de nos rêves et de nos illusions nous capte dans un autre monde. L’Utopie Internet s’est transformée en cauchemar [5] à mi-chemin entre l’anticipation de Matrix et les visions de Damasio [6]. Car s’il n’y a plus besoin de patron pour exploiter les gens, il n’y a parfois plus besoin de traders pour spéculer à la vitesse de la lumière, ni de police pour surveiller l’ensemble de nos faits et gestes. À chaque minute qui passe, nous livrons nous mêmes au Léviathan numérique toutes les informations nécessaires à notre transformation en marchandise et à notre surveillance intime.

La logique de la financiarisation s’impose à tous car elle est algorithmique. Elles s’imposent aux États aujourd’hui prisonniers de leurs dettes. Selon le FMI, les dettes souveraines auprès des marchés financiers représentent aujourd’hui 75% du PIB mondial. Les gouvernements rendent compte de leur action à ces marchés avant de rendre compte de leur action auprès de leur peuple. Au fur et à mesure que se réduisent leurs marges de manœuvre, que leur corruption devient plus visible, ils désespèrent les peuples des chemins modernes de l’action collective, à commencer par la politique qui n’apparaît plus comme un moyen de se faire entendre. Cette désespérance est mère de l’émeute [7]. Le mot politique lui-même est démonétisé. Comme nous avait déclaré un émeutier de 2005 lors d’une enquête : « ce n’était pas politique, nous voulions juste dire quelque chose à l’État. » [8]