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Bernard Stiegler "économie de l’hypermatériel et psychopouvoir"

notes de lecture

jeudi 22 mai 2008, par Daniel Hofnung

Bernard Stiegler

« économie de l’hypermatériel et psychopouvoir » entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems Mille et une nuits février 2008

note de lecture de Daniel Hofnung (attac 94)

Le titre paraît illisible, le livre est parfois difficilement accessible, pour qui n’est pas familiarisé avec le langage philosophique. Mais il est aussi, par ce qu’il développe, passionnant.

On peut ne pas adhérer aux fondements qu’il se donne, puisant à la fois dans Marx et Freud. Il analyse la phase actuelle comme celle de l’épuisement par le capitalisme du processus de sublimation sociale de « l’énergie libidinale », ce qui se traduit « dans les vieilles sociétés industrielles par un terrible processus de démotivation »

Le consumérisme triomphant de l’époque néolibérale, en faisant pour seule valeur la consommation et la recherche du profit se ruine lui-même, détruit « toutes les consistances - et avec elles les existences et les motifs d’espérer »

Il aborde la question de la transformation dans la société actuelle du rôle de la science, qui dans l’antiquité coïncidait presque avec la philosophie, puis s’est modifiée en utilisant la technique et en découvrant l’expérimentation avec Descartes et Galillée. Mais son objet restait « la description de ce qui est ». Le vrai changement est venu avec le machinisme, lorsque la technique est devenue la technologie industrielle. La science n’a « plus pour programme de décrire ce qui est, ...mais de faire advenir ce qui qui devient ». Cette « science du devenir ...a essentiellement partie liée à la technique devenue technologie et à l’industrie »

Et dans la dernière période, allant plus loin avec les nanotechnologies, les technologies cognitives ou les technologies du vivant, cette science fait « des sélections dans le devenir » « au service d’un système d’aliénation sociale ». C’est à dire que la science en vient à nous proposer des futurs possibles, au service de l’idéologie dominante.

Or il faudrait pouvoir choisir entre ces possibles au « non d’une cause extra-scientifique et en cela extra-rationnelle ». « mais alors, de fait aujourd’hui, une telle critériologie extra-rationnelle n’est rien d’autre que le marché c’est à dire plus exactement le marketing ». Que faire ? « ne s’agit-il pas de reconstituer un pouvoir de produire des causes finales en relation rationnelle avec la science et qui soient engendrées par une raison sociale irréductible aux ratios de la comptabilité ». Il faut renverser la manière dont s’effectue les choix : « c’est une immense mutation qui se prépare... [un] nouvel agencement ...articulant étroitement la technologie, la science, la philosophie, l’économie et la politique »

Pour cela il faut une « politique de technologies cognitives au service de l’intelligence collective » et non « le psychopouvoir, utiliser ces techniques de la culture et de la cognition... comme des techniques de manipulation de l’esprit ».

La question a été d’une certaine mesure médiatisée, lorsque Patrick Le Lay a parlé de « vendre de temps de cerveau disponible ». Le problème ne se limite en fait pas à TF1, c’est une tendance plus globale :

« aujourd’hui, il y a une tendance à énucléer tous les cerveaux humains de leur conscience » afin de les rendre disponibles pour le marché. « Le capitalisme a besoin de contrôler les comportements » et de capter les désirs... Il en résulte une destruction du désir et de la singularité des individus. C’est le règne des pulsions, « la télévision pulsionnelle, et même la politique pulsionnelle »

Le psychopouvoir capte l’attention des individus à travers les médias, la publicité, maintenant la télévision sur le téléphone portable. La construction des individus, qui s’effectue normalement dans le rapport à l’autre, dans l’attention à l’autre est court circuitée par les médias et l’industrie culturelle, avec comme conséquence « la dépression des adultes, le déficit attentionnel des enfants et des adolescents, sans parler de leur désarmement psychique »

« la grande tentation est de vouloir soumettre l’attention à une captation intégrale, de mobiliser tout le « temps de cerveau disponible - ce qui constitue une destruction de l’attention »

Et l’industrie ne se borne plus à l’exploitation de l’énergie et la transformation des ressources naturelles : la cognition, le façonnage des comportements individuels deviennent des objets de l’activité économique.

Ces techniques de cognition, bien loin de les considérer comme beaucoup comme éléments d’une civilisation de l’immatériel, Stiegler les considère comme de « l’hypermatériel », car il y a toujours support matériel, que ce soit une puce électronique, un DVD ou un disque dur. C’est, à travers un système de codification (système binaire) la pensée elle-même qui est captée dans la matière, on n’y a plus accès directement, comme pour un livre ou une oeuvre d’art : on a besoin de la médiation d’une machine, qui médiatise l’accès à cette mémoire. Bien loin d’immatériel c’est un pas de plus dans la toute puissance du matériel.

Heureusement, l’être humain « n’est durablement ni domestiquable, ni dressable », et comme à terme le capitalisme n’est pas éternel - ce qui ne veut pas dire qu’il s’effondrera demain -, et comme toute chose dans le monde, cette dérive du « psychopouvoir » aura une fin.

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