Le traité constitutionnel est un obstacle à la construction d’une Europe des droits pour ses habitants.

Un rejet qui se veut européen

Par Annick COUPE et Pierre KHALFA et Jean-Michel NATHANSON secrétaires
nationaux de l’Union syndicale Solidaires
http://www.france.attac.org/a4693

Comment des syndicalistes doivent-ils appréhender le projet de traité
constitutionnel européen ?

Il faut commencer par faire un bilan de la construction européenne depuis un
quart de siècle. Celle-ci a connu un tournant suite à l’Acte unique de 1987.
A l’existence d’un marché commun, espace sans droits de douane qui faisait
cohabiter des marchés nationaux, a succédé l’objectif d’un marché unique qui
fait de l’ouverture à la concurrence l’axe central de construction de
l’Union directement dérivé des traités européens successifs, le droit de la
concurrence, de niveau communautaire, devient alors un véritable droit
fondateur auquel sont subordonnés les droits économiques et sociaux des
citoyens qui relèvent du droit national. Le droit de la concurrence joue
avant l’heure un rôle de droit « constitutionnel » au niveau européen. Face à
ce droit de portée normative, les autres textes européens apparaissent comme
de simples déclarations d’intention sans aucune portée opérationnelle.

L’Union européenne est donc profondément marquée par le sceau du
néolibéralisme. Les conséquences de cette situation sont connues :
dépérissement des services publics, mise en concurrence des Etats obligés de
pratiquer le dumping social et fiscal, délocalisations, aggravation de la
précarité, politique monétariste faisant de l’emploi une simple variable
d’ajustement, etc.
Le projet de traité constitutionnel permet-il de rompre avec cette logique ?
Remarquons qu’il nous est proposé de ratifier un texte très particulier. Une
Constitution est théoriquement un texte court qui se borne à organiser le
fonctionnement institutionnel du pays sur la base de valeurs et d’objectifs
partagés par la société. Que le traité constitutionnel se soit borné à
remplir cette fonction, nul doute que son adoption aurait posé moins de
problèmes.

Il est en fait d’une tout autre nature. Le titre I fait de la « concurrence
libre et non faussée » un objectif de l’Union. Cette même partie fait aussi
de la stabilité des prix un objectif en soi et classe parmi les « libertés
fondamentales [...] la liberté de circulation des services, des marchandises
et des capitaux ». On a là, inscrite dans une « Constitution », la sainte
trinité néolibérale. Redondance ou plutôt volonté de ne laisser aucune
ambiguïté sur le modèle économique choisi, l’économie de marché, qualifiée
sans rire de « sociale », devra être « hautement compétitive ». L’UE serait donc
la seule région du monde qui inscrirait dans un texte de nature
constitutionnelle un régime économique, le néolibéralisme. Ce choix est
décliné dans la troisième partie du texte, la plus longue, qui fixe dans le
détail les politiques économiques et sociales de l’Union. Sont ainsi traités
le fonctionnement du marché intérieur, la politique monétaire, les
orientations en matière emploi, d’environnement, d’agriculture, de
transports, etc.

Cette partie reprend, en les aggravant sur certains points, les directives
néolibérales mises en oeuvre depuis des décennies dans lesquelles la logique
du marché l’emporte sur toute autre considération.

Ainsi, ce qui devrait relever du débat public et du choix des citoyens, les
politiques économiques et sociales, est gravé dans le marbre d’un texte
auquel on veut donner la force symbolique fondatrice d’une « Constitution ».
L’intégration de la charte des droits fondamentaux permet-elle au moins de
mettre des garde-fous à cette logique mortifère ? Rien n’est moins sûr.
Les droits sociaux qui y sont contenus sont de faible portée : le droit à
l’emploi est, par exemple, remplacé par le « droit de travailler », et là où
la Constitution française « garantit à tous la protection de la santé, la
sécurité matérielle », le texte européen se contente d’un simple « droit
d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux », qui,
de plus, comme le rajoute le texte d’explications mis en annexe, « n’implique
aucunement que de tels services doivent être créés quand il n’en existe
pas ». Un certain nombre de droits, pourtant fondamentaux, y sont absents :
droit à un salaire minimum, droit au divorce, droit au logement... Mais
surtout, pour l’essentiel, l’application de la charte est renvoyée aux
« pratiques et législations nationales ».
Ce texte ne crée donc pas de droit social européen, susceptible de
rééquilibrer le droit de la concurrence. Celui-ci restera le seul droit
véritablement communautaire et continuera à primer sur le droit des Etats
membres.

Pour prévenir tout dérapage éventuel, la portée de la Charte est
explicitement restreinte. Il est ainsi indiqué qu’elle « ne crée aucune
compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les
compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution ».
On ne saurait mieux dire que le contenu de ce texte n’a vraiment aucune
portée pratique. Le patronat peut être rassuré, toutes les précautions sont
prises pour que cette charte soit un simple chiffon de papier. D’ailleurs,
pour enfoncer le clou, l’article III-210 relatif à la politique sociale
exclut des futures lois européennes « toute harmonisation des dispositions
législatives et réglementaires des Etats membres ». Tout processus
d’harmonisation sociale est ainsi interdit.

On le voit, ce projet de « Constitution » ne permet en rien de rompre avec la
logique actuelle de construction de l’Union. Pire même, il sera un obstacle
à la construction d’une Europe qui garantisse des droits de haut niveau pour
ses habitants. Car comment pouvoir prétendre vouloir combattre les
politiques néolibérales si nous les approuvons par notre vote ? Ce sont ces
considérations qui ont amené nombre de syndicalistes, dont l’ancien
président de la confédération européenne des syndicats Georges Debunne, à se
prononcer contre ce projet. Ce rejet se veut européen. Face à la
globalisation du capital, nous avons besoin d’Europe, mais d’une Europe qui
ne soit pas le vecteur de la mondialisation libérale, d’une Europe où le
fameux « modèle social européen » ne se réduise pas à des propos de tribune.

La construction de cette Europe des droits et de la solidarité entre les
peuples sera un processus de longue haleine. Elle nécessitera des
mobilisations continues des citoyens de l’Union pour arracher les avancées
institutionnelles nécessaires. Le rejet du projet actuel de « Constitution »
en est une étape indispensable.

Le jeudi 14 avril 2005