Après le 29 mai :discours de Jacques NIKONOFF à Grenoble

Intervenaient également devant 1 800 personnes : Olivier Besancenot (LCR), Martine Billard (Députée, Verts), Nicole Borvo (sénatrice, PCF), José Bové (Via Campesina), René Revol (Pour la République sociale, PS), Yves Salesse (co-président, Fondation Copernic)

Chers amis et chers camarades,

Dans sa pitoyable intervention télévisée de la semaine dernière, le président de la République s’est inquiété que la France devienne le « mouton noir » de l’Europe si le « non » l’emporte le 29 mai.
Je voudrais ici, ce soir, défendre les moutons. Et spécialement les moutons noirs. Le mouton noir est un animal très sympathique, et même attachant, dont on prend la laine pour faire l’astrakan. En l’accablant comme il l’a fait, le président de la République a grossièrement méconnu l’article III-121 de la Constitution européenne, introduit à la demande des britanniques, qui défend la cause animale et qui appelle à tenir « pleinement compte du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles ».
Ainsi, en disant « non », nous sommes tous, désormais, des moutons noirs !
Et pourquoi pas fabriquer des centaines de milliers de badges et d’épinglettes à l’effigie du mouton noir, comme signe de reconnaissance pendant cette campagne ?
En vérité, c’est à Jacques Chirac qu’il faudrait dire : « N’ayez pas peur ! »

Que pourrait-il réellement se passer en cas de victoire du « non » ?
Pour Nicolas Sarkozy « La France restera derrière, isolée, elle ne pèsera plus ».
Pour Jacques Delors, il y aura un « cataclysme politique » en France, et en Europe une « crise très grave ».
Essayons de voir les choses plus sereinement et plus sérieusement. Si le « non » l’emporte, deux aspects sont à considérer : sur le plan juridique et sur le plan politique.

Sur le plan juridique, contrairement à ce que prétendent les partisans du « oui », une victoire du « non » ne changerait strictement rien par rapport à la situation actuelle.
La Constitution européenne, certes, deviendrait immédiatement caduque, et c’est précisément le combat que nous menons. C’est donc le traité de Nice qui régira l’Union européenne, comme c’est le cas aujourd’hui.
Pour des raisons purement électoralistes, les partisans du « oui » disent le pire de ce traité qu’ils ont pourtant signé avec enthousiasme.
Pour l’UMP, ce serait le « pire traité jamais élaboré en matière de construction européenne ».
Pour le PS, nous aurions « une Europe en crise à partir de laquelle rien ne sera possible pour l’avenir ».
Cette analyse est nouvelle, car au lendemain de la signature du traité de Nice, Jacques Chirac déclarait que c’était le « meilleur texte européen signé depuis l’existence du Marché commun ». Quant à Lionel Jospin, Premier ministre à l’époque, il déclarait que « le sommet de Nice a été un rendez-vous réussi ».
Rappelons que le traité de Nice a été signé le 26 février 2001 par les 15 Etats alors membres de l’Union européenne, dont 13 gouvernements socialistes. Il est entré en vigueur le 1er février 2003 pour les Quinze et le 1er mai 2004 pour les Vingt-Cinq. Personne n’a observé le moindre « cataclysme » depuis son entrée en vigueur, même si les politiques européennes ont continué leurs effets dévastateurs.
Ce traité prévoit notamment que le mode de calcul de la majorité qualifiée restera en vigueur jusqu’en 2009. Ainsi, que le « oui » ou le « non » l’emportent, rien ne changera de toute manière, concernant cette question, avant 2009. Par ailleurs, le traité de Nice a une durée illimitée, aucun butoir ne nécessite donc d’accélérer les discussions pour renégocier la Constitution ou conclure un ou plusieurs nouveaux traités.
Continuer, comme aujourd’hui, à fonctionner avec le traité de Nice ne crée donc aucun vide juridique.

Sur le plan politique, en revanche, une puissante impulsion pourrait être donnée à la refondation de l’Union européenne. Au moins trois questions se posent qui devraient susciter le débat :
 Que peut faire Bruxelles en cas de victoire du « non » en France ou dans d’autres pays ?
 Quelle devrait être l’attitude des gouvernements de l’Union et spécialement du gouvernement français ?
 Quel pourrait être le rôle des forces qui se sont engagées pour le « non », en France et ailleurs ?

Première question : que peut faire Bruxelles ?
Selon Le Figaro de ce matin (18 avril), il existerait un « plan de Bruxelles en cas de vote négatif de la France ». Que dit ce plan ? L’idée de faire revoter les Français, comme ce fut le cas pour les Danois en 1992 et les Irlandais en 2001 serait écartée. Le Conseil européen devrait faire le point en 2006 et tenir compte d’éventuels autres rejets de la Constitution par certains pays. Le traité constitutionnel pourrait, après négociations, être réduit pour parvenir à un accord unanime des Vingt-Cinq. Par ailleurs, des accords pourraient être conclus entre groupes de pays.
Le schéma de Bruxelles apparaît finalement assez réaliste. Tous les pays de l’Union européenne ont en effet intérêt à ce que la première partie de la Constitution entre en vigueur. Il s’agit des procédures institutionnelles prévues pour fonctionner à 25 et non à 15 comme le prévoit le traité de Nice. Le cas le plus probable est celui, dans un premier temps, d’une renégociation du traité de Nice sur cet aspect.

Deuxième question : quelle devrait être l’attitude des gouvernements de l’Union et spécialement du gouvernement français ?
En France, le président de la République et le gouvernement devraient respecter la souveraineté populaire. Le « non » français, s’il était victorieux, serait clairement et sans ambiguïté possible un « non » européen et anti-libéral. Le résultat de ce référendum serait un mandat donné au président de la République et au gouvernement qui devraient agir, au sein des institutions européennes, conformément à la volonté populaire.
Mettons-nous à rêver un peu et imaginons ce que pourrait faire un gouvernement qui respecterait la volonté populaire.
Il commencerait par faire de la pédagogie en Europe. Un « non » français pourrait traumatiser certains gouvernements de l’Union. Il faudra donc leur expliquer le sens de ce résultat. Au-delà des gouvernants, c’est aux citoyens des pays de l’Union qu’il faudra faire comprendre les raisons du « non » français.
Si le gouvernement français voulait respecter la volonté populaire, il saisirait l’occasion de la réunion du Conseil européen du 16 juin 2005. Après les référendums en France et aux Pays-Bas, ce Conseil devrait être l’occasion d’engager la refondation de l’Union européenne sur des bases radicalement nouvelles. Le chef de l’Etat devrait y faire une déclaration solennelle invitant les autres pays membres à reprendre les discussions sur les questions qui auront motivé le « non » français.
Mais n’ayons pas d’illusions.
Il est peu probable que Jacques Chirac agisse de la sorte. L’expérience en témoigne. Elu face à Le Pen au deuxième tour de la présidentielle, grâce aux voix de gauche et de droite, Chirac aurait dû conduire une politique qui tienne compte de cette réalité. Au lieu de cela il a choisi de ne tenir aucun compte des conditions très particulières de son élection, et de s’engager dans une fuite en avant ultra-libérale.
Tout reposera donc, comme toujours, sur les mobilisations populaires.

Troisième question : quel pourrait être le rôle des forces qui se sont engagées pour le « non », en France et ailleurs ?
En cas de victoire du « non », nous commencerons par faire la fête !
Et nous prendrons un peu de repos.
Puis nous reprendrons rapidement nos mobilisations qui pourraient se décliner en quatre axes :
 Stopper les projets nuisibles que concocte la Commission européenne.
 Clarifier le point de savoir s’il faut lutter pour une autre constitution ou pour des traités thématiques.
 Définir les éléments principaux de « ruptures » avec les politiques néolibérales européennes.
 Elargir la mobilisation à l’échelle de toute l’Europe.

 Il faudra stopper de toute urgence les projets nuisibles que concocte la Commission européenne.
Nous les connaissons.
Les directives en cours (Bolkestein sur les services, sur le temps de travail, sur les transportsŠ) devront être retirées.
Un moratoire immédiat devrait être déclaré sur la libéralisation des services publics et les privatisations qui suivent généralement.
Au sein de l’OMC, le représentant de l’Union européenne devrait annoncer le retrait de l’Union des négociations sur l’Accord général sur le commerce des services (AGCS).

 Il faudra clarifier le point de savoir s’il faut lutter pour une autre constitution ou pour des traités thématiques.
En cas de victoire du « non », nous devrons nous mettre d’accord pour savoir si nous devons lutter pour amender la Constitution ou pour élaborer une nouvelle Constitution. Dans son document, le professeur de droit de Marseille, Monsieur Chouard, qui fait un tabac sur Internet, rappelle qu’une constitution ne doit pas être octroyée par les puissants, mais qu’elle doit être établie par le peuple lui-même, précisément pour se protéger de l’arbitraire des puissants à travers une assemblée constituante, indépendante, élue pour cela et révoquée après. Or le texte de la Constitution européenne a été écrit par les puissants, par ceux qui sont au pouvoir ou qui l’ont été, et qui sont ainsi juge et partie.
Lutter pour une nouvelle constitution, si tel était le choix que nous retenions, devrait commencer par l’élaboration de propositions permettant d’établir une assemblée constituante réelle à l’échelle européenne. Ce serait le seul moyen de construire une véritable union européenne démocratique. Ne pas commencer par la mise en place d’une assemblée constituante ne ferait que reproduire le schéma actuel : une union européenne contrôlée par les élites, en dehors des peuples européens.
L’autre alternative, plus efficace, serait de lutter pour des traités thématiques.

 Il faudra définir quelques éléments principaux de « ruptures » avec les politiques néolibérales européennes.
Une victoire du « non » donnera l’occasion de redéfinir les objectifs de la construction européenne et les moyens d’y parvenir. Pourquoi « faire » l’Europe ? Comment ? Avec qui ? Quels projets ? Quelles coopérations ? Quels points renégocier ?
La construction européenne doit être purgée des politiques néolibérales, particulièrement de la « concurrence libre et non faussée » et du « libre échange ».
L’Europe doit enfin devenir démocratique, indépendante, solidaire, internationaliste. Elle doit viser au développement économique et social et au bien-être de tous les peuples du continent, dans la coopération avec les autres pays, particulièrement ceux du Sud.
Quant aux moyens, ils pourraient se traduire par une série de traités thématiques. Ces derniers ne rassembleraient pas nécessairement les 25 pays membres actuels de l’Union. Chacun doit pouvoir progresser à son rythme, et certains traités pourraient être signés à 6, à 12, à 25, à 30.
De toute manière, après le « non » il faudra renégocier le traité de Nice, en bloc ou par morceaux.
Voilà 10 pistes sur lesquelles débattre :

1) Refonte des statuts de la Banque centrale européenne.
L’objectif de la politique monétaire ne doit plus être simplement la « stabilité des prix » mais le plein-emploi et la maîtrise du taux de change de l’euro. La zone euro comprend 300 millions d’habitants, sans la Grande-Bretagne, soit 12 pays sur 25. L’eurogroupe devrait se réunir rapidement et engager la réforme de la politique monétaire. L’arrêt de la concurrence fiscale pourrait passer par l’eurogroupe pour contourner le veto britannique, comme, dans un premier temps, la mise en place de taxes internationales.

2) Abandon du Pacte de stabilité.
Déjà transgressé par Paris et Berlin, ce pacte et les critères de Maastricht étouffe les économies et empêche toute relance. Il doit disparaître.

3) Relance économique.
Elle doit passer par des investissements publics massifs auxquels devra contribuer la Banque centrale européenne (ferroutage, environnement, infrastructures publiquesŠ) au moyen d’emprunts obligataires européens garantis par les Etats.

4) Harmonisation sociale par le haut.
La Charte des droits fondamentaux doit être reconstruite pour offrir de véritables protections juridiques aux travailleurs et à tous les citoyens. Les conceptions régressives concernant les retraites et l’assurance maladie doivent être mises à la poubelle.

5) Reconnaissance des services publics.
Ces derniers doivent aussi pouvoir coopérer à l’échelle européenne, ce qui est aujourd’hui interdit au motif de la distorsion de concurrence.

6) Mise en place d’une politique industrielle.
Rappelons le titre du Monde du 20 septembre 2003 : « Le sauvetage d’Alstom provoque une nouvelle crise européenne ». La Commission, en effet, avait interdit toute aide de l’Etat pour « distorsion de concurrence ». Airbus et Ariane sont pourtant des exemples à suivre. Au lieu d’encourager les délocalisations, cette politique industrielle devrait embrasser l’ensemble du continent.

7) Défense de la laïcité.

8) Retrait de l’OTAN.

9) Développement de la coopération internationale.
L’Union doit fortement s’impliquer pour atteindre les objectifs du millénaire. L’annulation de la dette des pays pauvres doit être planifiée. L’aide publique au développement doit être augmentée.
Un partenariat nouveau doit être noué avec le Maghreb et le Proche-Orient.
Des relations de confiance doivent être établies avec les grandes puissances en devenir : Russie, Inde, Chine, Japon, Brésil.

10) Lutte pour l’environnement.
Assez du saupoudrage, et mise en place d’une véritable politique ambitieuse de l’environnement. Respect des accords de Kyoto

 Elargir la mobilisation à l’échelle de toute l’Europe.
Si le « non » triomphe en France, de nombreux débats seront suscités en Europe, dans les partis politiques, les syndicats, les associations, et plus généralement parmi les citoyens. Il ne faudra pas compter sur le gouvernement pour expliquer le « non » français.
A nous de le faire !
Il faudra trouver les moyens d’organiser des rencontres, dans ces pays, pour élargir le cercle de ceux qui veulent une autre Europe.

Chers amis et camarades,

Si la France dit « non » le 29 mai, elle ne sera pas isolée.
Bien au contraire !
Elle reprendra la main. Elle sera au centre du jeu européen.
Et nous, les partisans du « non » anti-libéral, nous porterons les valeurs de l’universalisme et l’esprit des Lumières à travers toute l’Europe.
Il y a comme un parfum de Valmy dans l’air !
Dans la nouvelle bataille qui s’annonce en cas de victoire du « non », nous serons les nouveaux soldat de l’An II !

Je vous remercie.

* Ce discours, compte tenu de la réduction du temps de parole initialement accordée aux intervenants, n’a pas été prononcé dans sa totalité à Grenoble.