Inscrire dans le traité constitutionnel européen les règles économiques présente un réel danger.

Les politiques sous tutelle.
Par Dominique Plihon

Le rôle des politiques économiques dans l’Union européenne est l’un des aspects les plus controversés du projet de traité constitutionnel. Près des deux tiers des 448 articles du projet de traité constitutionnel européen (TCE), rassemblés pour la plupart dans la partie III, sont consacrés à ces politiques.

Il s’agit là d’une anomalie : aucun texte constitutionnel régissant les pays démocratiques aujourd’hui ne définit les règles de politique économique avec une telle minutie. Les seules expériences historiques récentes caractérisées par un tel degré de codification des préceptes de politique économique sont les pays socialistes planifiés qui ont existé avant la chute du mur de Berlin en 1989 ! Et l’on peut considérer que l’une des causes de l’échec de ces économies est précisément la rigidité de leurs règles économiques...

S’il est un domaine où il est dangereux de constitutionnaliser les règles, c’est bien celui des politiques économiques. Car celles-ci sont par leur nature contingentes et doivent s’adapter en permanence aux transformations et aux besoins de nos sociétés. La partie III du projet de traité constitutionnel, qui traite des « politiques et du fonctionnement de l’Union », a été élaborée par la convention par la méthode du « copier-coller » en reprenant, pour les constitutionnaliser, une grande partie des dispositions des traités antérieurs. De ce fait, le projet de TCE apparaît aujourd’hui totalement dépassé et inadapté. Ainsi, l’instrument principal de la politique macroéconomique est la politique monétaire, menée par la Banque centrale européenne, dont l’objectif prioritaire est la stabilité des prix (articles I- 30 et III-185). Or, s’il est vrai que l’inflation était un problème au tournant des années 80 et 90, au moment où fut rédigé le traité de Maastricht, ce n’est plus un danger aujourd’hui. Car les prix sont désormais très largement stabilisés en Europe, comme dans la plupart des régions du monde, du fait des gains de productivité et des pressions concurrentielles liées à la mondialisation. Dans la réalité actuelle, l’inflation est devenue un problème de second rang par rapport au chômage et aux inégalités : la zone euro détient le triste record d’être l’une des régions les plus déprimées du monde développé, précisément du fait de politiques monétaires restrictives et du mauvais réglage des politiques économiques dominées par l’objectif de stabilité monétaire. Est-il raisonnable de constitutionnaliser des règles établies il y a quinze ans, et aujourd’hui inadaptées ? D’autant que ces règles sont faites « pour durer cinquante ans », selon VGE, président de la convention qui a rédigé ce TCE. Prédiction fondée sur le fait que, devant être décidée à l’unanimité, toute révision du TCE sera extrêmement difficile à réaliser entre 25 ou 30 pays membres.

Le plus inquiétant dans ce projet de TCE est la philosophie politique qui le sous-tend et dont l’idée centrale est qu’il faut réduire le rôle des politiques publiques en leur fixant des règles très contraignantes. Cette philosophie inspire directement la doctrine économique néolibérale, aujourd’hui dominante, et dont deux représentants viennent de recevoir le prix Nobel d’économie 2004 : le Norvégien Finn Kydland et l’Américain Edward Prescott. Résolument antikeynésiens, ces deux économistes se sont rendus célèbres par un article publié en 1977, intitulé « Les règles plutôt que le pouvoir discrétionnaire », où ils concluent qu’il est souhaitable pour la société que les gouvernements ne soient pas libres de leurs actes en matière de politique économique. La raison en est que les marchés n’ont pas confiance dans les gouvernements. Car ceux-ci sont soupçonnés, s’ils sont libres, de mener des politiques conduisant à l’inflation, ce dont les marchés ont horreur. Ces deux économistes ont proposé de réduire les marges de manoeuvre des gouvernements en leur liant les mains par des règles contraignantes. Cette conception est fondée sur une profonde défiance à l’égard des gouvernements élus, et donc à l’égard de la démocratie élective. Elle a exercé une grande influence et a conduit à l’article 107 du traité de Maastricht, repris dans l’article III-188 du TCE, qui stipule que la Banque centrale européenne est indépendante et « ne peut solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes communautaires, des gouvernements des Etats membres ou de tout autre organisme ».

Cette conception très restrictive du rôle des politiques économiques s’applique particulièrement au domaine budgétaire et fiscal. Les budgets sont mis sous tutelle par la procédure des « déficits excessifs ». Ainsi l’article III-184.2 stipule que « la Commission surveille l’évolution de la situation budgétaire et du montant de la dette publique dans les Etats membres pour déceler les erreurs manifestes ». Par ailleurs, le TCE consacre la concurrence fiscale en instaurant la règle de l’unanimité pour les décisions concernant la fiscalité (III-170 et 171). Ainsi, les pays pratiquant le dumping fiscal, ou hébergeant des paradis fiscaux, auront un pouvoir de veto. Ce qui entraînera fatalement une harmonisation vers le « moins disant fiscal », avec une érosion inéluctable des recettes fiscales des Etats et, pour conséquence, une disparition presque totale des marges de manoeuvre budgétaires dans une période où l’Europe aurait besoin de lancer des programmes coordonnés d’investissements.

Si le TCE est adopté, les gouvernements seront donc étroitement encadrés. Ce qui poussera à une homogénéisation des politiques soumises aux mêmes règles, et réduira la capacité des partis politiques à proposer des programmes différenciés. Tout gouvernement qui cherchera à appliquer des politiques de réforme ne pourra le faire qu’en restant dans le cadre du modèle économique libéral défini par le traité. Ce sera la fin des politiques d’alternance réformatrices. Des mesures radicales telles que la réduction du temps de travail à 35 heures proposée par le gouvernement Jospin, qui impliquait notamment le versement d’importantes subventions aux entreprises, ont toutes les chances de devenir incompatibles avec les nouvelles règles constitutionnelles, car celles-ci limitent d’une manière drastique les aides publiques aux entreprises au motif que celles-là sont susceptibles de fausser la « libre concurrence ». Cet appauvrissement programmé de l’offre politique aura pour effet d’amener à terme une crise de la démocratie représentative avec une hausse de l’abstentionnisme des électeurs. Cette crise est déjà perceptible avec le fossé qui s’est creusé entre une opinion publique majoritairement hostile au TCE sur des bases antilibérales, et les partis parlementaires qui sont tous favorables au TCE, à l’exception du Parti communiste. Un espace politique important s’ouvre désormais à gauche pour des projets politiques alternatifs. Dans ce nouveau contexte, le mouvement social, et en particulier le mouvement altermondialiste, a un rôle important à jouer pour une autre Europe émancipatrice, sociale et écologique.

Par Dominique Plihon économiste, président du conseil scientifique d’Attac.