La face cachée de la constitution

Une étude parue dans l’Humanité du 14.12.04

Transparence et démocratie : voilà des principe qui, jusqu’au bout, auront été absents du débat sur le projet de constitution européenne. On se souvient du « hold-up démocratique » de Valéry Giscard d’Estaing, qui avait un temps caché les 340 articles de la partie III du projet de consti- tution. Nous publions aujourd’hui des extraits de l’une des innombrables déclarations annexées au projet de traité constitutionnel. Cette déclaration numéro 12 égrène les « explications » du présidium de la convention pour l’interprétation de la charte des droits fondamentaux. Largement méconnue et en tout cas sciemment soustraite au débat public, elle restreint encore la portée de cette charte. Pour certains articles, les « explications » vont jusqu’à recommander le contraire de ce qu’énonce la charte.

une lecture confondante

Cette déclaration, présentée comme « un outil d’interprétation précieux destiné à éclairer les dispositions de la charte », est invoquée dès le préambule de la charte des droits fondamentaux : « La charte sera interprétée par les juridictions de l’Union et des États membres en prenant dûment en considération les explications établies sous l’autorité du présidium de la convention qui a élaboré la charte et mises à jour sous la responsabilité du praesidium de la convention européenne. » Comme si cela ne suffisait pas, cette recommandation est formulée à nouveau à l’article II-112. Problème : pas la moindre trace, dans le texte du projet de constitution, de ces fameuses « explications ». Il faut mettre la main sur les documents annexés au projet de constitution et se perdre dans les centaines de pages des protocoles et autre déclarations pour les retrouver.

La lecture de ce document dissimulé au grand public est confondante. Chaque article de la charte des droits fondamentaux fait l’objet d’une « explication de texte » très précise. Cependant certaines de ces explications n’ont qu’un lointain rapport avec les principes et droits proclamés dans la charte des droits fondamentaux.

C’est ainsi que la peine de mort, interdite dans la charte, est réintroduite au nom des « définitions négatives de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme », rédigées en 1950. La peine capitale est admise par ces « explications » dans des situations « exceptionnelles », « pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre ».

Autre exemple : le droit à la liberté et à la sûreté. L’explication du praesidium de la convention énonce les possibles limitations de ce droit : nul ne peut être privé de sa liberté, sauf « les aliénés, les alcooliques, les toxicomanes, les vagabonds ». Une formulation qui fait froid dans le dos, taillée à la mesure des pires fantasmes sécuritaires. La privation de liberté, sans jugement et sans condamnation, est également légitimée s’il s’agit d’empêcher des immigrants irréguliers d’entrer sur le territoire de l’Union.

La liberté de réunion et d’association a droit elle aussi à son chapelet de « restrictions légitimes », imposées « par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État ». Cette « explication », en contradiction totale avec la reconnaissance par la charte de la liberté de réunion et d’association, n’a rien à envier au Patriot Act de l’administration Bush.

décharger les états de leurs obligations

Ce document admet également des restrictions de taille du droit au respect de la vie privée et familiale. Des ingérences de l’autorité publique dans la vie privée sont envisagées au nom de la sécurité, mais aussi, de manière plus inattendue, au nom « du bien-être économique du pays » ou encore de « la morale ». Une conception assez vague et assez extensive pour permettre toutes les remises en cause possibles de ce droit.

Pour ce qui concerne le droit des étrangers, ceux qui avaient vu dans l’article II-79 interdisant « les expulsions collectives » la fin des charters risquent de tomber des nues. L’explication précise bien que cet article interdit l’expulsion, par une - mesure unique, de tous les ressortissants étrangers originaires d’un même pays, ce qui est la moindre des choses. Mais en aucun cas il ne s’agit d’interdire les mesures d’expulsion collective de type « charters ». Ici, la rédaction de l’article suppose un droit que les explications annihilent complètement.

Certaines explications illustrent également de manière beaucoup plus claire l’ar- ticle II-111 de la charte, qui stipule que la charte des droits fondamentaux ne crée aucune compétence ni aucune nouvelle tâche pour l’Union. C’est le cas des explications des articles sur le droit à l’éducation gratuite, sur la non-discrimination, sur le droit de négociation collective ou encore sur la Sécurité - sociale. Dans ces domaines, les expli- cations visent à décharger les États comme l’Union des obligations découlant des droits énoncés. Pas question, en clair, de se prévaloir de cette charte des droits fondamentaux pour faire respecter, dans les faits, le droit de grève, le droit à une éducation gratuite, l’interdiction des discriminations, ou même le droit, pourtant déjà bien limité, « d’accès à des prestations de Sécurité sociale ».

Dernier tour de vis : cette déclaration annexée finit de réduire la portée déjà très limitée de la charte, par des explications sur son champ d’interprétation et d’application, balayant ainsi les illusions sur son caractère « contraignant ».

Passée à la moulinette de ces explications, il ne reste plus grand-chose de la « vitrine sociale » du projet de constitution européenne.

Rosa Moussaoui