Orléans : peur sur la ville, par Véronique Berkani (mai 2006) Extrait de la revue Territoires (n°468)

Véronique Berkani est rédactrice en chef adjointe de la revue Territoires (www.adels.org)

La ville d’Orléans a le triste privilège d’être devenue l’un des laboratoire les plus en pointe du sarkozysme. À grands renforts de mesures spectaculaires et de formules choc, mais aussi d’actions beaucoup plus insidieuses, son adjoint à la sécurité s’emploie à doter le territoire communal d’un vaste système de renseignement et de contrôle social.

On se souvient du couvre feu mis en place à Orléans durant l’été 2001 pour les enfants de moins de treize ans dans les quartiers « sensibles » de l’Argonne, de la Source et des Blossières. Ce fut le début d’une fuite en avant dont on se demande aujourd’hui où elle s’arrêtera. Au volant de ce véhicule fou, Florent Montillot, adjoint au maire UMP chargé de la sécurité, de la prévention de la délinquance et de la protection de l’enfance en danger, élu en 2001 suite à une campagne électorale toute entière construite autour du thème de la sécurité.

La nouvelle majorité n’ayant eu de cesse de fustiger l’inaction de la municipalité précédente face à « la montée dramatique de l’insécurité », elle s’emploie aujourd’hui à démontrer qu’elle a fermement pris les choses en mains. Dans l’une de ses premières interviews suite à la conquête de la mairie, Florent Montillot avait parlé d’appliquer un traitement de choc à la ville, sous forme d’une « trithérapie : prévention, dissuasion et répression ». « Ces propos », observe Hélène Mouchard-Zay, conseillère municipale d’opposition et ancienne adjointe au maire pour l’éducation, la jeunesse et les droits de l’homme, « comme d’autres tenus par cet adjoint surexcité, relèvent d’une conception hygiéniste de la société : le corps social est malade, il convient donc de repérer et d’extirper les éléments malsains – ou “voyous”, le vocabulaire varie – afin d’éviter la contamination, et on règlera ainsi les problèmes... L’ennemi, ce n’est pas la misère, ce sont les pauvres. On refuse d’envisager les causes sociales des problèmes et on met systématiquement l’accent sur la seule responsabilité individuelle. Dans un fantasme de toute-puissance et d’omniprésence, M. Montillot rêve de tout contrôler, en maillant le territoire de personnes qui surveillent, repèrent, signalent, et en tentant d’enrôler le maximum de monde (y compris les travailleurs sociaux et les enseignants) dans ce grand réseau de renseignement. Quant à ceux qui refusent ce rôle ou dénoncent cette politique, il tente de les intimider de diverses façons. »

Dans la foulée du premier couvre feu, la mairie prend des arrêtés municipaux anti prostitution (2002) et anti bivouac (2002), visant à produire une image « sécurisée » de la ville. Un service de prévention et de médiation, les blousons rouges, est créé, qui prolonge le dispositif « correspondants de proximité » mis en place par l’ancienne majorité. Mais la mission de ces nouveaux « médiateurs » change radicalement. « Celle-ci est conçue de telle façon qu’ils font aujourd’hui partie du dispositif global de maintien de l’ordre, ce que vient d’ailleurs confirmer leur pilotage par l’adjoint chargé de la sécurité », note Hélène Mouchard-Zay. Il leur est demandé de signaler tout incident, trouble ou petit désordre, tout ce qui excède les possibilités ordinaires d’intervention de la police mais relève de la même mission de maintien de l’ordre. « Ils doivent fournir des informations sur les personnes ou les familles considérées comme “susceptibles de poser problème”. Cette mission de repérage les transforme quasiment en auxiliaires de police, ce qui compromet fortement leur tâche de médiation : comment établir une relation de confiance avec les jeunes en particulier, alors qu’ils savent qu’un rapport nominatif finit toujours par aboutir sur le bureau de l’adjoint chargé de la sécurité ? » Les jeunes des quartiers ont vite fait de taxer les blousons rouges de « balances » et certains ont même été l’objet de menaces et d’agressions. Suite aux émeutes de novembre 2005, l’équipe est renforcée par des « parents relais », également affublés d’uniformes rouges, rémunérés 11 euros par heure pour rétablir le dialogue entre parents et jeunes…

Un principe d’anonymat très gênant

En 2003, la dénonciation par la ville de la convention qui la liait à l’association qui assurait le service de prévention spécialisée (SDPS), à laquelle il est reproché de ne pas travailler « en bonne collaboration » avec la mairie, et surtout de refuser de donner des noms, fait grand bruit. À la place, la mairie sollicite les services d’une association extérieure au département (Elan) qui n’a aucune expérience en matière de prévention spécialisée. Un changement de prestataire qui a toutes les allures d’une mise au pas, quand on sait à quel point le principe d’anonymat gêne Florent Montillot, qui déplore que celui-ci interdise « toute possibilité de validation de l’évolution du parcours des jeunes » et n’a de cesse de convaincre que seul le partage de l’information « avec les enseignants, les animateurs associatifs, les assistantes sociales, les agents de médiation, etc. , peut “sauver” [les personnes en difficulté] de leur situation, qu’il s’agisse de recherche de logement, de formation, d’emploi, de stage, ou encore de suivi médical, psychologique, éducatif, etc. » (correspondance avec un travailleur social, 2006). Rappelons qu’avec la libre adhésion et l’absence de mandat, l’anonymat est un principe fondamental de la prévention spécialisée (arrêté interministériel de 1972).

Contrôle de la population

Inquiets de ces dérives, des travailleurs sociaux, soignants, personnels de l’Éducation nationale et de la justice, etc., créent l’association Némésis 1 en juin 2004 afin de défendre l’éthique de leurs métiers. « À Orléans, les élus sont en train de vouloir tout prendre en charge, prévention, éducation, parentalité, en écartant les travailleurs sociaux et les soignants », alerte Anne Nouvellon, psychomotricienne et présidente de l’association. « La prise en charge se transforme en contrôle de la population. À l’Éducation nationale, dans les UTS (Unités territoriales de solidarité : les services sociaux du conseil général) et les services sociaux municipaux, il nous faut maintenant donner les noms des adultes, jeunes et enfants en difficulté aux instances politiques. Dans le secteur privé, ces mêmes instances exigent de la part des associations d’alphabétisation, d’insertion, etc., des noms contre des subventions », ajoute-t-elle. Némésis s’interroge en particulier sur la notion de « secret social partagé », très en vogue depuis quelques années. « Nous échangeons des informations avec d’autres travailleurs sociaux, mais dans un contexte particulier, puisque nous avons une éthique professionnelle commune. Partager des informations, oui, mais pas avec n’importe qui ! Le “secret partagé” est déjà une réalité dans le cadre des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) où siègent le procureur de la République, le maire, les représentants de la police, le responsable de l’UTS, l’Éducation nationale, un représentant du service social municipal et la Caisse d’allocations familiales. On peut facilement imaginer qu’un “secret partagé” dans un tel cadre peut être lourd de conséquences pour les personnes qui sont nommées. Dans cette instance sont transmis les noms de jeunes ayant des problèmes de comportement, le nom de familles en difficulté… Le projet sur la protection de l’enfance garantit qu’aucun fichier social ne sera établi, mais c’est déjà fait ! » Anne Nouvellon évoque également, dans ce projet, la création de conseils locaux de la protection de l’enfance sous la responsabilité du maire et du président du conseil général. « Peut-on imaginer un “secret social partagé” dans une telle instance ? Quel rôle fait-on jouer aux travailleurs sociaux ? », s’interroge-t-elle.

Les jeunes, menace potentielle

À Orléans, les enfants et les jeunes se retrouvent particulièrement dans la ligne de mire de la mairie. « Celle-ci a tendance à ne voir dans les jeunes qu’une source possible de problèmes, une menace potentielle dont il faudrait sans cesse se protéger pour préserver l’ordre public », constate Hélène Mouchard-Zay. « On leur propose donc surtout des activités occupationnelles, et on les surveille… D’ailleurs, le seul critère d’évaluation des activités proclamé par la mairie est le chiffre de fréquentation ». L’Aselqo (Animation sociale éducative et de loisirs des quartiers d’Orléans), association paramunicipale qui chapeaute les douze centres sociaux répartis dans la ville, en a fait les frais. L’offensive débute fin 2001 par une réduction drastique des subventions sur 2002 qui aboutit dans un premier temps à vingt-deux licenciements, et par la modification des statuts de l’association. Les membres qualifiés sont remerciés et remplacés par des proches de la mairie. Le maire en personne affirmera que la ville est libre de ses choix, puisqu’elle est le principal financeur. Les usagers se retrouvent ainsi marginalisés au sein du conseil d’administration. Dès la fin 2001, Florent Montillot occupe la vice-présidence de l’association. L’« accueil après classe », jusqu’alors assuré par l’Aselqo pour les enfants d’âge primaire, est supprimé ; les enfants sont désormais envoyés dans le dispositif d’« aide aux devoirs » organisé dans les écoles et géré par la mairie. Par ailleurs, celle-ci a institué la gratuité pour ce service (dont le prix était auparavant calculé en fonction du quotient familial), sans concertation avec les enseignants, le transformant en « garderie » et entraînant la baisse de fréquentation des ateliers éducatifs qui constituaient pourtant un bon moyen de lutter contre les inégalités sociales et culturelles.

Des dispositifs prétextes à recueillir des informations

La chargée de mission formation-insertion, qui animait le dispositif Carrefour des projets, dispositif consistant à encourager les jeunes à se responsabiliser et à construire des relations de négociation avec les institutions en utilisant le support d’attribution de bourses projets, fait partie de la première charrette (les Prud’hommes reconnaîtront qu’il s’agissait d’un licenciement abusif). Chaque année, une centaine de jeunes participaient à ce processus éducatif d’accompagnement qui leur permettait de présenter leur projet à un jury, de dialoguer d’égal à égal avec les élus, la Caf et les représentants de Jeunesse et Sports, puis d’évaluer leur expérience. L’actuelle municipalité a conservé le dispositif mais celui-ci a, de l’avis d’Hélène Mouchard-Zay, « perdu sa dimension éducative, devenant d’abord une opération de communication ». Depuis le plan social, la contribution budgétaire de la ville à l’association a considérablement augmenté, ce qui fait dire à l’une des personnes licenciées qu’il s’agissait bien d’une « opération stratégique visant à éliminer la fonction d’animation sociale assurée par l’association ». « L’actuelle municipalité préfère le spectaculaire au travail dans la durée, qui est le propre de toute démarche qui consiste à faciliter et à restaurer le lien et la vie sociale », ajoute-t-elle.

D’autres dispositifs éducatifs sont détournés de leur inspiration originelle pour devenir prétextes à recueillir des informations et à mettre les jeunes sous surveillance. C’est le cas de la veille éducative ou du contrat éducatif local. « Dans l’esprit de ceux qui l’ont imaginée, en novembre 2001, la veille éducative consistait à faire travailler en réseau les différents acteurs du domaine éducatif sur un territoire, dans l’objectif de réinsérer les enfants en situation de rupture, ceux qu’on appelle les “perdus de vue”, dans un processus éducatif », précise Hélène Mouchard-Zay. Or, le principal objectif du dispositif tel qu’il est conçu par la municipalité ne semble être que de détecter les « cas » d’enfants « à problèmes », « recueillir », « collecter », « transmettre », « faire remonter » des informations, sans qu’il soit dit pourquoi ni ce qui est envisagé pour la suite.

Mise à mort méthodique

Autre population visée par la mairie, les étrangers ont payé un lourd tribut à la politique sécuritaire de la ville, et à travers eux l’Association de solidarité des travailleurs immigrés (Asti) qui assiste les demandeurs d’asile dans leurs démarches. Celle-ci a fait l’objet d’une mise à mort méthodique, décidée lors du CLSPD du 7 juillet 2003 où étaient présents Florent Montillot et le député-maire d’Orléans, Serge Grouard, le procureur de la République, des représentants de la préfecture, du conseil général, de la police et de l’inspection académique. Il a été reproché à l’Asti de domicilier à son adresse plusieurs centaines d’immigrés demandeurs de régularisation qui se seraient rendus coupables de nombreuses infractions (détail donné au cours de la réunion : « 370 personnes verbalisées par la Setao, société de transports publics d’Orléans, pour un préjudice de près de 23 000 euros ; 3 180 verbalisations par la SNCF, 175 000 euros. » Et, selon des « indications » de la Direction départementale de la sécurité publique, « 30,7 % des vols à l’étalage commis en 2003 » !). Ce jour là, il est décidé de collecter « toutes les informations détenues sur l’Asti par différentes autorités et partenaires » pour les centraliser à la mairie d’Orléans. Le CLSPD convient également de transmettre des données sur le dossier Asti à son ministre de tutelle pour demander la suppression des subventions que l’association touche de la part du Fasild, ce qu’il obtiendra. En décembre 2003, les treize salariés de l’Asti (dont trois à plein temps) sont licenciés. « Nous avions évoqué avec la préfecture cet afflux problématique d’étrangers à la recherche d’une domiciliation – dont ils ont besoin pour entamer leurs démarches de régularisation. Nous étions nous-mêmes embarrassés et prêts à partager notre savoir-faire avec d’autres équipes qui assureraient le même service dans les départements voisins », raconte Jean-Pierre Perrin-Martin, membre fondateur de l’Asti. « Mais la préfecture et la mairie ont préféré tuer l’association. »

« Perturbateurs au comportement asocial »

Et les habitants d’Orléans n’ont encore rien vu. Interrogé sur ses intentions quant à l’application des titres III et IV de la loi sur l’égalité des chances récemment promulguée (lire page 35), Florent Montillot ne fléchit pas. Le premier institue le contrat de responsabilité parentale et augmente les pouvoirs des maires en matière de lutte contre les incivilités. En cas « d’absentéisme scolaire, de trouble porté au fonctionnement d’un établissement scolaire ou de toute autre difficulté liée à une carence de l’autorité parentale », le maire est habilité à saisir le président du conseil général afin de proposer aux parents un contrat de responsabilité parentale. Si les obligations incombant aux parents ne sont pas respectées, le président du conseil général peut demander la suspension des allocations familiales. Florent Montillot dit ne pas avoir attendu la loi pour mettre en place ce qu’il a appelé un « comité d’admonestation », dispositif expérimental « sans réel fondement légal » qui rassemble, en fonction des cas évoqués, les enfants mis en cause (pour squat dans les halls, par exemple), les parents, le président de l’office HLM, et lui-même, et a déjà abouti à quelques expulsions locatives. À Orléans, ce comité sera remplacé par un comité de responsabilité parentale afin de s’inscrire dans le cadre de la loi. Quant au titre IV de la loi, il prévoit la possibilité pour le maire de prononcer des peines (travail d’intérêt général, travaux issus d’une transaction) en cas de contravention, dans le cas où la commune est elle-même victime. Si Florent Montillot se dit « déçu » de ne pas pouvoir intervenir dans les cas où la commune n’est pas la victime directe, il se réjouit de pouvoir transiger directement avec les contrevenants dans les autres cas. « Le fait de pouvoir les faire venir dans mon bureau conforte l’autorité du maire dans le règlement des petites affaires (nuisances sonores, divagation d’animaux dangereux, déchets déposés sur la voie publique, etc.) qui polluent le quotidien de nos concitoyens. Cette mesure est aussi le moyen d’éviter l’impunité pour ces perturbateurs au comportement asocial. »

Il ne fait pas bon être jeune, pauvre, étranger ou prostituée à Orléans. Mais ceux qui aujourd’hui ne disent rien risquent de se réveiller un jour avec la gueule de bois, constatant qu’ils auront participé à ériger les murs de leur propre prison.

À lire : Le livre blanc de Némésis :
Le travail social sert-il la discrimination ?, éd. L’Harmattan, décembre 2005.