La récession est au coin de la rue, par prof Déco (décembre 2003) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°22, décembre 2003

En ma qualité de prof Déco, j’aspire à ce que le fil de ces chroniques soulève, au moins par endroits, le voile qui rend opaques et obscurs les faits économiques. Voile tendu, parfois intentionnellement, afin que le simple citoyen ne retienne que quelques phrases toutes faites, simplismes qui sonnent bien parce qu’ils dévoient de vrais problèmes et contiennent donc des mots forts, des mots-clefs.

Ces maximes tiennent de la croyance religieuse, et elles en sont en un sens, c’est pour cela qu’elles nous parlent : nous avons « soif d’idéal » comme le chante Souchon, besoin d’horizon pour avancer. Mais il en est d’autres que ceux que nous sert le prêt-à-penser d’un capitalisme libéral dominant mais malade.

Quelques unes de ces antiennes qu’attaqueront ces chroniques : « le déficit budgétaire est néfaste, et l’inflation plus encore, qu’il faut combattre toujours » ; « le travail tu chériras, les 35 heures tu honniras. » ; « Le chômage est un péché, celui des chômeurs qui refusent de travailler. » ; « L’intérêt individuel mène à l’intérêt collectif. » ; « l’État et ses fonctionnaires tu attaqueras, car nous payons, tous, trop d’impôts. », « L’excédent commercial est un objectif juste. » Chacun a pu y croire, d’ailleurs. Et alors il se trompe ou il est trompé, car il ne s’agit pas de vérités mais de dogmes : des croyances qui arrangent ceux qui veulent que les autres y croient.

Attaquons, pour cette chronique initiale, la crise et l’échec de nos gouvernants à nous en sortir. La crise, c’est d’abord la “faiblesse” de la croissance. Faiblesse relative car conforme sur les 30 dernières années à la moyenne qu’elle a suivi depuis l’aube du capitalisme, 2 à 2,5% par an. C’est déjà beaucoup, nous en reparlerons. Mais insuffisante pour pouvoir, comme lors des 30 glorieuses, alimenter à la fois l’emploi et la réduction du temps de travail, les salaires et la protection sociale donc la consommation, les profits, donc les investissements, et les impôts, donc les dépenses publiques. La croissance, c’est le confort du gouvernant, sa réélection, son Graal. Mais de croissance, point, par ces temps : 2003 sera, pour la France, la troisième plus mauvaise année depuis 1945, après 1975 (-0,3%) et 1993 (-1%) ; le PIB (= la richesse produite = les revenus disponibles) devrait croître de 0,2%, en 2003. Et 2004 pourrait être de la même eau.

Deux écueils peuvent être désignés : l’insuffisance de la production, c’est-à-dire une offre bridée faute de profits et donc d’investissements, ou l’insuffisance de la demande. Après un début de crise (choc pétrolier) qui a pénalisé les profits, le capitalisme a réagi en privilégiant... le capital : le salaire horaire réel a baissé de 1976 à 1995 aux États-Unis. L’Europe l’a fait plus tard - la France a “choisi la rigueur” en 1983 - mais en allant plus loin : aujourd’hui la part des salaires dans la valeur ajoutée est plus faible de ce côté-ci de l’Atlantique, et celle des profits plus forte.

C’est donc la demande insuffisante qui produit une croissance atone. D’où provient la demande ? D’abord de la consommation des ménages, qui en constitue le premier et le plus gros des moteurs. Salaires, emploi, confiance qui permet de moins épargner, les conditions en sont évidentes, autant qu’il est évident que ce n’est pas la voie choisie depuis le début de la crise : face à une rupture de la croissance, le capitalisme sacrifie le travail et/ou l’emploi. Aujourd’hui, si la croissance états-unienne reprend, c’est à crédit. L’endettement des ménages est colossal, puisque la dette du ménage moyen représente 115% d’une année de revenu. La banque centrale (« Fed ») agit pour que le crédit reste bon marché, mais le poids atteint par l’endettement des ménages est une menace durable.

En Europe, faute de consommation, on parie sur le deuxième moteur, les exportations. Dès lors que nos partenaires commerciaux ont une croissance soutenue, ils importent des produits, que nous exportons alors vers eux. Ainsi les États-Unis (ménages, entreprises, État) nous empruntent-ils notre épargne pour nous acheter des biens et services. Mais l’effet n’est pas garanti. Par exemple, l’éventuelle reprise aux USA ne nous profitera pas si le dollar continue à baisser face à l’euro : nos produits seront trop chers face aux leurs et ne se vendront pas. C’est par contre ce qui est peut-être en train de permettre au Japon de sortir de sa langueur, par ses exportations massives vers la Chine. Las, vivre ainsi “à la remorque” des autres pays n’est pas digne de grandes nations, qui ont en elles toutes les ressources nécessaires à une croissance plus forte.

Le troisième moteur, l’investissement, dépend des deux premiers et du coût du crédit. Mais il est aussi en partie autonome, dans sa composante des investissements publics.

On doit à Keynes d’avoir explicité les mécanismes de la relance : l’État doit accroître ses dépenses (ex : grands travaux), passant alors en déficit budgétaire, et faire baisser les taux d’intérêt pour rendre le crédit bon marché. Ainsi les entreprises produisent pour les commandes publiques et embauchent. Comme les ménages, elles peuvent s’endetter facilement, pour consommer et investir. C’est ce que font les États-Unis depuis 2 ans, le Japon depuis plus de 10 ans : les déficits publics y pèsent respectivement 6% et 7,4% du PIB. Quand la croissance repart, les rentrées fiscales s’accroissent mécaniquement (car la TVA est fonction de... la valeur ajoutée !, les impôts des revenus et des consommations), et l’État rembourse sa dette. Dans des économies très ouvertes sur l’extérieur les consommateurs achèteraient des produits « made in ailleurs », et c’est cet ailleurs qui profiterait de la relance. Mais, si les pays européens sont très ouverts, ils le sont avant tout (aux 2/3 pour la France) vers les autres nations de l’Union. Une relance concertée en Europe est donc possible.

Le drame de l’Union européenne est qu’elle a renoncé, pour des raisons qui furent valides, à ces outils. Il fallait encadrer les déficits budgétaires avec une monnaie commune et donc un seul marché des capitaux : sinon, le pays emprunteur pompe l’épargne des autres et accroît les taux d’intérêt pour tous. Il fallait lutter contre l’inflation à deux chiffres des années 1970, mais l’objectif actuel de 2% d’inflation étouffe la croissance. Car il nécessite de renchérir le crédit dès que la reprise pointe : elle risquerait d’engendrer de l’inflation... L’exemple du « NAIRU » pourrait pourtant inspirer : de savants calculs définissaient l’impossibilité théorique que le chômage descende en-deçà de 8% aux États-unis sans déclencher un regain d’inflation. Vinrent alors les années 1990, la révolution informatique et son boom économique. À 8% de chômage, on prédit la catastrophe, à 7%, on revit les calculs. À 6% certains découvrirent la modestie. Le chômage descendit jusqu’à 3,9% sans une ombre d’inflation. 2%, c’est la marge d’erreur dans le calcul du taux d’inflation en Europe !

D’où viennent les « critères de Maastricht » repris par le « pacte de stabilité » ? La « barre » de 3% de déficit budgétaire en % du PIB n’a rien de scientifique : c’était le déficit allemand moyen des années 1980, et celui mathématiquement requis pour stabiliser la dette à 60% du PIB avec une croissance de 5% l’an. Et les 60% ? C’était la moyenne du poids des dettes publiques dans l’Union jusqu’en 1990, années précédant le traité. La dette du Japon représente 155,7% de son PIB en 2003, celle des États-Unis 64%, mais 70,8% par exemple en 1997. Les critères de Maastricht, assortis de sanctions par le pacte de stabilité sont des chiffres datés : les années 1990 ne sont en rien une référence absolue ! Le prix de l’aveuglement de la Banque centrale européenne et des dirigeants européens est constitué par les millions de chômeurs qu’une croissance plus forte permettrait d’occuper. Faute de croissance, les recettes des États se réduisent et les déficits enflent, sans que soit donné un coup de fouet à des économies qui s’embourbent. Mais cela sert les libéraux d’un autre point de vue dont nous reparlerons : ainsi ils “affament” l’État. Incapables d’impulser des réformes des services publics, ils réduisent leurs moyens et privatisent tout ce qu’ils peuvent... renvoyant la faute sur des « technocrates » de Bruxelles qui ne font qu’appliquer les règles qu’il ont édictées. Quelle aggravation de la crise faudra-t-il pour qu’ils ouvrent les yeux ?

Prof Déco

Sources :
 Chroniques 2003 du Laboratoire d’économie d’Orléans parues dans la République du centre, accessibles sur www.univ-orleans.fr/DEG/LEO, aller dans “activité scientifique”, puis “publications”, puis “papiers dans la Rép”. Pédagogiques, limpides.
 Hors-série Alternatives économiques n°58, 4° trimestre 2003
 Courrier international n°679 et 680, novembre 2003