Des politiques économiques pathétiques, par Prof Déco (été 2004) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°25-26, été 2004

MM. Seillières et Juppé privés de courant au matin, cela laisse un sourire au coin des lèvres. Parce que trop souvent, et comme jamais sans doute dans l’histoire, l’argent et le pouvoir économique se cachent et avancent masqués. Leurs détenteurs veulent en profiter personnellement mais échapper aux responsabilités qu’ils confèrent. Profiter sans jamais assumer les conséquences éventuelles, c’est la “promesse” marketing, le mythe de la société de consommation. Qui sont les actionnaires de ST microelectronics qui ont décidé de délocaliser une usine rentable à Singapour et de supprimer 600 emplois ? Qui niche dans les “paradis” fiscaux, chancres de la justice et de la démocratie ? Alors pour une fois, imaginer Ernest-Antoine et Alain devant leur café froid, le frigo à vider et EDF-dépannage à appeler...

Mais c’est à d’autres dogmes que cette chronique est consacrée : la prétendue nécessité de la lutte contre l’inflation et le déficit budgétaire, la prétendue politique du gouvernement “en faveur de l’emploi”.

Des constructions où l’emploi est perdant par construction

Depuis le “tournant de la rigueur”, 1983, l’ennemi n°1 a changé de visage : c’est l’inflation qu’il faut traquer. Et on l’a combattue, d’abord avec succès, puis avec un acharnement dogmatique.

Comme une lame de fonds, les chocs pétroliers de 1973-74 et de 1979-80 ont poussé tous les prix vers le haut. Les entreprises se sont retrouvées coincées entre des salaires maintenus ou en hausse -ils étaient indexés sur les prix pour garantir leur pouvoir d’achat et sur le SMIC pour garantir leur augmentation- et des coûts d’approvisionnement qui grimpaient. Bien sûr elles se sont rattrapées en augmentant à leur tour leurs prix de vente, mais en concurrence ce n’est pas la première solution qu’elles envisagent, sans parler de la perte de compétitivité pour le commerce extérieur. La part des profits dans la valeur ajoutée a donc baissé de 1974 à 1984.

De plus, quand les prix augmentent de 10 ou 15% l’an, une firme est comme une embarcation prise dans les rapides : elle pilote à vue. L’investissement, qui est toujours un pari sur l’avenir, devient difficile. Il fallait donc enrayer l’inflation à deux chiffres, pour calmer la course des prix et pour rétablir la part des profits. Mais pas pour leur accorder une part supérieure à ce qu’elle était avant crise ni pour tomber à une inflation quasi-nulle, deux caractéristiques historiquement spécifiques des années 1990 et 2000 pour la France et l’Allemagne.

Plusieurs justifications ont été données à ce revirement. On a d’abord “réhabilité l’entreprise”. On a ensuite convoqué la “contrainte extérieure”. Mais cette politique de remorque, qui s’anéantit d’elle-même dès qu’elle est menée à plusieurs, peut rater l’arrimage à une locomotive : les prix européens sont stables (en euros), mais les prix des États-Unis (en dollars) baissent parce que la valeur du dollar baisse face aux autres monnaies. La prochaine machine à broyer les salaires et à délocaliser se met en place : l’élargissement de l’Union européenne sans garanties sociales, sans harmonisation de l’impôt sur les sociétés (nul par exemple en Lettonie), sans fonds structurels pour aider les nouveaux venus à rattraper le peloton (1).

Les autres motivations, moins visibles, n’ont pas été affichées politiquement. Lors d’une poussée d’inflation, les détenteurs de capital s’affolent : avec des actions ou un immeuble que je paye 200 aujourd’hui, que pourrai-je acheter demain si tous les prix flambent ? Les prêteurs aussi y perdent : s’ils ont prété à 5% et que les prix augmentent de 10%, le “taux d’intérêt réel” est négatif (cas en 1974). On leur rembourse une somme qui permet d’acheter moins de choses... dont les prix ont augmenté plus vite que le taux de l’intérêt. Très vite pourtant, ils ont tenu leur “revanche” : face à l’inflation, les actionnaires ont exigé des dividendes supérieurs, les propriétaires ont augmenté les loyers plus vite que l’indice des prix, les créanciers ont prêté plus cher en incluant une “prime de risque” dans les taux. Mais cette “prime” n’a diminué que 5 à 10 ans après que l’inflation a ralenti, car il a fallu “rassurer les marchés”, garantir aux prêteurs que l’hydre serait toujours pourchassée. Lutter contre l’inflation c’est donc également garantir les revenus du capital. Et recréer une caste de rentiers.

Historiquement, la faible inflation est toujours associée à des périodes de stagnation et de chômage élevé. Car si l’inflation forte est néfaste, la trop faible aussi : les États-Unis acceptent 3 à 4% de hausse des prix par an sans que le phénomène ne s’emballe, et ils ont ainsi une croissance régulièrement supérieure à la nôtre... et ils créent plus d’emplois. La BCE affiche un objectif officiel de 2% d’inflation par an... mais il faut savoir que la marge d’erreur dans le calcul de l’inflation dans l’Union européenne est de... 2% ! L’inflation zéro est le fantasme ultime des créanciers : les prix ne bougent plus, la valeur d’un capital ou d’une somme quelconque est garantie, “visible” ad vitam. Le calme plat d’un lac suisse. Une politique de vieux. La BCE a des vies cassées sur les mains. Aujourd’hui, même Berlusconi et Sarkozy s’émeuvent de son autisme.

Mais pour être élu et réélu, il faut bien montrer à l’opinion qu’on “agit”, qu’on fait tout ce qu’on peut... une fois qu’on y a renoncé.

Ils nomment politique leur absence de courage à en mener une.

D’abord en prétendant stimuler la consommation sans augmenter les salaires. Après avoir essayé l’endettement des ménages (années 1980), l’exhortation à “reprendre confiance” et à désépargner pour consommer (Juppé 1995), on essaye aujourd’hui la baisse des prix via la grande distribution. Seul le premier artifice est efficace, mais il ne fonctionne qu’avec des taux qui demeurent très bas, et seulement un certain temps car à la fin un ménage doit bien rembourser. C’est la principale hypothèque qui pèse sur la reprise aux États-Unis, tant les ménages y sont endettés. Le deuxième est vain : ce ne sont pas les mots qui restaurent la confiance, ce sont les emplois et leur qualité - et le dernier est une pirouette : l’opération, non renouvelable, a des effets indirects délétères. Car les baisses de prix ne se feront pas au détriment des marges des hypers ni des entreprises qui les fournissent. L’exemple de Wal Mart aux États-Unis est éclairant. Le géant écrase les prix en écrasant les salaires et la protection sociale (2), faisant tache d’huile sur les autres distributeurs, concurrence oblige. En battant les records : le PDG le plus riche du pays, 800.000 salariés (le plus gros employeur mondial), dont syndiqués : zéro. Ce n’est pas ainsi que la consommation repartira.

Ensuite en faisant semblant de relancer par le déficit budgétaire. La France et l’Allemagne laissent glisser leur déficit budgétaire au-delà de 4%. Audacieuse négation du pacte de stabilité ? Non, l’objectif est autre. Car un déficit subi ne donne aucune impulsion, la croissance ne repartira donc pas, aggravant le déficit par insuffisance des rentrées fiscales. En même temps est tenu le discours sur “l’énormité” de la dette publique. Pensez donc : 1 000 milliards d’euros ! Ah, certes : 6 milliards 559 millions 570.000 francs, cela eut fait un moins gros titre. C’est uniquement cela : un gros titre, une opération de communication. En % du PIB, car c’est ce qui importe, rien de plus que d’ordinaire en cas de crise économique, deux fois moins que l’Italie, trois fois moins que le Japon. Comment relancer sinon par un déficit budgétaire massif et temporaire, comme le font les États-Unis, comme le font les Japonais, comme peuvent le faire l’Union européenne ou ses membres en se coordonnant ? La réponse est : il n’y pas de solution plus efficace connue pour relancer l’économie.

C’est le privilège de l’État de pouvoir s’endetter en continu : lui ne meurt pas, sa vie ne finit pas. Il n’a aucun besoin de rembourser sa dette ni vocation à la liquider. Il faut juste veiller à ce que le “service de la dette” (intérêts et capital) n’accapare pas une part trop forte de son budget. A-t-on entendu le Medef s’inquiéter que la dette des entreprises françaises représente quasiment 60% du PIB (57% fin 2002) ? Le déficit est instrumentalisé pour “affamer” l’État : une fois dramatisé l’enjeu, il ne reste plus qu’à le dépecer de ses missions, cela apparaît justifié et fatal. Privatiser, annuler les subventions aux associations, vendre la Sécu, etc.
Mieux : les salaires étant compressés, les salariés qui cotisent et payent l’impôt croient pouvoir gagner plus si on leur prélève moins. Autant de recettes publiques en moins, de services publics, de développement durable, de réduction des inégalités, etc. De quoi mener un politique avec l’assentiment des perdants. C’est la caractéristique des dogmes.

Prof Déco

(1) Alternatives économiques, mai 2004
(2) hors-série “made in Bush” de courrier international, en kiosque, p.112