« La dette publique est une blague ! La vraie dette est celle du capital naturel » 2 juin 2015 / Entretien avec Thomas Piketty

mercredi 10 juin 2015

Source : Hervé Kempf pour Reporterre

Alors que le chômage atteint un record, montrant l’inanité de la politique néo-libérale, l’économiste Thomas Piketty rappelle que l’inégalité est au cœur du malaise actuel. Il pourfend les croissancistes. Et appelle à une refonte de la pensée économique pour prendre en compte « le capital naturel ».

Reporterre - Quelle idée principale inspire votre livre, Le Capital du XXIe siècle ?

Thomas Piketty - Mon travail déconstruit la vision idéologique selon laquelle la croissance permettrait spontanément le recul des inégalités.

Le point de départ de cette recherche est d’avoir étendu à une échelle inédite la collecte de données historiques des revenus et les patrimoines. Au XIXe siècle, les économistes mettaient beaucoup plus l’accent sur la distribution des revenus que cela n’a été le cas à partir du milieu de XXe siècle. Mais au XIXe siècle, il y avait très peu de données. Et jusqu’à récemment, ce travail n’avait pas été mené de manière systématique, comme on l’a fait, sur plusieurs dizaines de pays sur plus d’un siècle. Cela change beaucoup la perspective.
Dans les années 1950 et 1960 dominait une vision très optimiste, formulée notamment par l’économiste Kuznets, selon laquelle, une réduction spontanée des inégalités s’opérait dans les phases avancées du développement industriel. Kuznets avait en effet constaté dans les années 1950 une réduction par rapport aux années 1910. C’était en fait lié à la Première guerre mondiale et à la crise des années 1930. Kuznets en était conscient. Mais dans l’ambiance de la guerre froide, il y avait besoin de trouver des conclusions optimistes pour expliquer – en particulier aux pays en développement : « Ne devenez pas communistes ! La croissance et la réduction des inégalités vont la main dans la main, il suffit d’attendre. »

Or, aux Etats-Unis et dans les pays développés, les inégalités sont revenus aujourd’hui à des niveaux très élevés, équivalents à ceux que Kuznets avait mesurés dans les années 1910. Mon travail décompose ces évolutions, avec comme thème central le fait qu’il n’y a pas de loi économique inexorable conduisant, soit à la réduction des inégalités, soit à leur diminution. Il y a un siècle, les pays européens étaient plus inégalitaires que les Etats-Unis. Aujourd’hui c’est le contraire. Il n’y a pas de déterminisme économique.

Vous montrez l’importance de la classe moyenne. Est-ce elle qui permet que l’acceptation de la remontée des inégalités ?

Le développement de cette « classe moyenne patrimoniale » est sans doute la principale transformation sur un siècle. Les 50 % les plus pauvres de la population n’ont jamais possédé de patrimoine et ne possèdent presque rien aujourd’hui. Les 10 % les plus riches qui, il y a un siècle, possédaient tout, soit 90 % ou plus du patrimoine, en possèdent aujourd’hui seulement 60 % en Europe et 70 % au Etats Unis. Cela reste un niveau très élevé.

La différence est que vous avez aujourd’hui 40 % de la population qui, il y a un siècle, étaient aussi pauvres en patrimoine que les pauvres, a vu sa situation se transformer durant le siècle : ce groupe central a possédé dans les années 1970 jusqu’à plus de 30 % du patrimoine total. Mais cela a tendance à se réduire et on est plus près aujourd’hui de 25 %. Alors que les 10 % les plus riches continuent à voir leur richesse s’accroître.

Le fait que ce bloc central voit sa situation se contracter explique-t-il que les tensions sociales se durcissent ?

Oui. Il peut se produire une remise en cause générale de notre pacte social, si beaucoup de membres de la classe moyenne patrimoniale ont l’impression de perdre, alors que les plus riches parviennent à s’extraire des mécanismes de solidarité. Le risque est que des groupes de plus en plus larges finissent par se tourner vers des solutions plus égoïstes, de repli national, à défaut de pouvoir faire payer les plus riches. Une des évolutions les plus inquiétantes est ce besoin qu’ont les sociétés modernes à donner du sens aux inégalités d’une façon insensée en essayant de…

… de légitimer

… de justifier l’héritage ou la captation de rentes, ou le pouvoir, tout simplement. Quand les dirigeants d’entreprise se servent dix millions d’euros par an, ils le justifient au nom de leur productivité. Les gagnants expliquent aux perdants que tout cela est dans l’intérêt général. Sauf qu’on a bien du mal à trouver la moindre preuve que cela sert à quelque chose de payer les chefs d’entreprise dix millions d’euros plutôt qu’un million.
Aujourd’hui, le discours de stigmatisation des perdants du système est beaucoup plus violent qu’il y a un siècle. Au moins, avant, personne n’avait le mauvais goût d’expliquer que les domestiques ou les pauvres étaient pauvres du fait de leur manque de mérite ou de vertu. Ils étaient pauvres parce que c’était comme cela.

C’était l’ordre social.

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