Le théâtre : la curiosité et l’aventure, toujours sur le fil - entretien avec Patrice Douchet, théâtre de la Tête Noire - par Rémi Daviau, Attac 45 (hiver 2007) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°40, hiver 2007

Interview de Patrice DOUCHET

metteur en scène, directeur artistique du théâtre de la Tête Noire.

- Tu es metteur en scène et directeur de théâtre. Dans quel état se trouve la création artistique ?

Notre travail ne peut pas être déconnecté du réel. Le théâtre de la Tête Noire est une structure de création et de production, mais c’est aussi une entreprise qui subit de plein fouet toutes les mutations économiques. Le problème du régime intermittent n’ est que la pointe apparente de l’offensive de destruction ! Il y a eu la bataille de l’été 2003 : le pouvoir focalisait alors sur le protocole avec les conséquences dramatiques que l’on connaît ; depuis a été mis en place un système incontournable de pressions sur le secteur culturel, toute une logique comptable imposée par des contrôles incessants... En fait, l’avancée du libéralisme essaie de rendre les entreprises du spectacle complices du système, en faisant croire à une pseudo-moralisation du secteur. C’est d’une hypocrisie sans nom, dans un pays où chacun sait, les politiques en premier, que tout le paysage artistique repose sur cette fameuse exception. En tant que directeurs, nous devons refuser d’être porteurs de ce projet mortifère : il se situe aux antipodes de la pensée démocratique et désintéressée qui nous anime.

Les politiques sont des virtuoses du double discours : ils nous demandent d’arrêter d’employer des ’"faux intermittents", alors qu’ils utilisent sans aucun scrupule les structures culturelles depuis des années sur un fonctionnement hybride (intermittents / salariés), sans lequel les deux tiers de la vie culturelle en France n’existeraient pas ! Tout le monde le sait. La Tête Noire a été obligée de bouleverser ses pratiques : le travail de bureau a pris une place considérable. Le secteur administratif s’est trouvé surchargé sans pour autant avoir les moyens financiers de se développer. Les administrateurs de compagnies craquent sous les responsabilités et les charges ; le danger étant que l’administration fabrique de l’administration au détriment de l’artistique... Il suffit de lire les organigrammes des institutions pour commencer à avoir peur. Quelle part du budget de fonctionnement aux artistes ?
Heureusement, à La Tête Noire, une excellente collaboration entre la direction artistique et la direction administrative, appuyée par un conseil d’administration conscient des risques de dérive, permet d’échapper à la bureaucratisation - mais pour combien de temps ?

Dans le nouveau vocabulaire politico-financier, les comédiens ne sont plus des artistes mais des prestataires de service, les directeurs de théâtre sont devenus des chefs d’entreprises à risques, les administrateurs-chargés de production doivent avoir des compétences d’experts-comptables, etc.…Chacun s’éloigne de son vrai métier, et ce qui devrait n’être qu’un outil (l’entreprise) devient une finalité. On a évidemment une obligation de vigilance, puisqu’on travaille en partie avec de l’argent public ; mais de là à subir cette grande mutation très bien orchestrée par le Medef et ses alliés, dans le seul but de se débarrasser des artistes empêcheurs de tourner en rond, en les faisant glisser par assauts répétés vers une culture- business à l’image du sport... Dans le milieu hospitalier, la notion de client remplace celle de patient ; dans la culture aussi, la terminologie évolue. Nos cours de théâtre sont maintenant taxés à 19,6 %, parce que nous sommes en position de « concurrence » sur le « marché » : nous offrons « un service commercial » et pour attirer le « client », nous faisons de la « publicité » !

Nous préférons parler de culture populaire, de pratique artistique, d’élargissement du public, et d’information : langage évidemment éculé qui va bientôt figurer uniquement dans les dictionnaires de vieux français à la rubrique nécrologique ! L’évolution du langage précède toujours les changements de société. Si je cédais au pessimisme, je dirais que le monde artistique ressemble à un canard décapité :il continue de courir par habitude, emporté par son élan. Le monde change mais on espère échapper aux coups de hache, protégés derrière nos incorrigibles utopies. La question que je me pose, c’est : l’inéluctable est-il compatible avec la résistance ? Ce nouveau modèle économique menace notre travail comme il tue des millions de personnes sur la planète. La comparaison est sans commune mesure, mais les raisons de rester debout sont les mêmes. Si la machine est en marche, si nous sommes en sursis, la première des postures citoyennes, c’est de continuer à rêver des projets pour soi, pour les autres. Nous manquons cruellement de rêves ! Nous sommes actuellement devant un mur, et ceci sur tous les plans, artistique, culturel ,social et surtout politique et il s’agit pour chacun à l’endroit où il se trouve, de chercher des interstices, des failles pour s’y glisser et les élargir !

- A qui t’adresses-tu avec le théâtre ? Une partie de la population part avec un handicap très fort, et n’ose pas aborder et s’emparer d’une œuvre, en penser quelque chose et le dire... Comment combler ce déficit culturel ?

Un metteur en scène, Claude Régy a écrit qu’il suffisait peut-être de savoir que certains livres existent, sans les voir lus... Il faut être lucide, à Saran, comme ailleurs, la population qui va au théâtre reste minoritaire. Mais je sens notre histoire protégée, y compris par ceux qui la boude. « Pas touche, c’est à nous ! » C’est çà, se sentir dépositaire d’une culture commune. C’est se dire : « je n’y vais pas, mais je sais que je peux y aller, je suis attendu. » J’ai conscience qu’en déclarant cela, je pousse le bouchon un peu loin, mais c’est en pensant ainsi que je trouve la force de continuer...

Comment faire pour que tous se sentent concernés ? Récemment, le théâtre de la Tête Noire a proposé à six auteurs de partir en résidence d’écriture vers six destinations lointaines (Chine, Arctique, Ukraine, Portugal, Amazonie, île de Ouessant). En plus de la commande d’écriture qui aboutira à l’édition de six œuvres théâtrales, nous avons mis en place une correspondance avec six établissements scolaires, dont certains dans des quartiers dits sensibles (joli mot, sensible !). C’est permettre à ces jeunes de se relier à un « ailleurs » par l’intermédiaire d’un poète. Je préfère ce type de proposition aux résidences-bagnes qui consistent arbitrairement à héberger un auteur dans un quartier, avec consigne d’écrire sur le dit-quartier ! Combien de commandes d’écriture de ce genre sans intérêt ? combien de projets vains - voire ridicules - où les artistes sont instrumentalisés pour venir au secours de l’incompétence de certains élus et des urbanistes, qui ont parqué des pans de population entiers en fonction de leur origines ethniques et sociales ? Pourquoi les artistes devraient-ils être les joyeux pompiers des incendies qui couvent ? Est-ce que les habitants exaspérés par leurs conditions de vie ont envie qu’on ne leur parle que de leur quartier, que de leur misère ? Et pourquoi ceux qui vivent au quotidien dans des lieux déjà défavorisés n’auraient pas le droit de se projeter ailleurs ? J’ai toujours été clair sur le sujet. Le risque pour les artistes est de se perdre, d’être détournés. Mais nous ne sommes pas des éducateurs, nous ne faisons pas le même métier ! Ni même des profs d’écriture, ou de théâtre ! Ce qui ne signifie pas pour autant que nous ne devons pas travailler en partenariat avec les acteurs du social et de l’éducation.

J’ai vécu toute mon adolescence dans un quartier encore aujourd’hui montré du doigt. Je viens du monde ouvrier, rien ne me destinait à être metteur en scène. Sans complaisance, je ne veux et ne peux échapper à ce qui m’a construit. Je n’ai aucune envie de glorifier les cafés du commerce ou autres figures populistes. Je refuse la démagogie, mais j’ai de la tendresse pour le milieu d’où je viens. Je ne veux pas travailler spécifiquement pour un type de public. Il n’y a pas à fabriquer un théâtre pour les riches (on l’a déjà !) et un théâtre pour les pauvres ! C’est comme s’il existait des livres écrits spécialement pour les publics de banlieue...

C’est vrai que les lieux de culture, de théâtre, y compris le nôtre, sont intimidants... J’aimerais qu’on aille au théâtre comme on va au cinéma, de manière plus informelle, en bande... Au théâtre, on peut ne connaître personne, et vite se demander ce qu’on fait là ! Pour contrer ce phénomène, il faut répondre par la convivialité, une certaine forme de tendresse à l’égard du public nouveau et fragile. Reconnaître les gens, les saluer, leur dire « tu m’honores en assistant à ce spectacle, je t’honore en jouant pour toi » (une pensée qui vient d’Asie). Ca s’appelle le respect, la dignité et cela permet d’établir un vrai premier contact, bien loin du consumérisme. Du point de vue de la programmation, quelquefois, un metteur en scène-directeur peut être tenté de présenter une déclinaison de ses goûts : ce qui revient à proposer toujours la même esthétique. Ca ne me convient pas ; j’ai une mission d’ouverture, je dois oser programmer des œuvres qui s’éloignent de ma sensibilité ; la seule règle que je me fixe étant le professionnalisme des artistes et la qualité de l’œuvre. Je trouve le même intérêt dans ce qu’on appelle les petites formes que dans les spectacles scénographiquement plus ambitieux. Et si parfois je dois résister à l’éparpillement, ce n’est que dans la multiplicité des formes que je trouve une cohérence ; peut-être une façon d’apparaître toujours là où on ne m’attend pas... C’est ainsi que je peux sans aucun état d’âme voyager de l’écriture contemporaine aux classiques, de Marguerite Duras au répertoire jeune public. Il s’agit de ne pas regarder dans une seule direction mais d’avoir le regard circulaire.

Je prendrai pour exemple « la Sentinelle », le journal trimestriel du Théâtre de la Tête Noire. Il a un impact incroyable : sans ostentation graphique, sur papier rotative bon marché (ce sont sur des fins de stock, on n’en trouve plus du comme ça !), mais avec une maquette très identifiée (une sorte d’archaïsme raffiné), un journal spécifique alliant textes et photos ; il peut être lu en entier, on n’a pas peur d’y entrer, mais on a aussi le droit de le jeter sans trop de culpabilité puisqu’il ne coûte presque rien à l’unité ! Maintenant je sais aussi qu’il constitue une collection pour le théâtre et pour le spectateur, et donc on a plutôt tendance à le garder. Je fais en sorte que l’ensemble puisse être lu par le voisin du théâtre comme par le directeur d’un centre dramatique du sud de la France. Comment parler de la même façon à des gens qui n’ont rien à voir ensemble ? Cette question émission-réception n’est-elle pas la question centrale que l’on devrait se poser avant d’engager tout acte artistique ?

- Puisqu’on parle de contact humain, toute cette technique mise à la disposition de tout le monde - Ipod, internet, téléphone portable - a tendance à isoler et individualiser les personnes. Avec cette dissolution organisée de la mémoire dans l’instantané, le saccadé, le renouvellement accéléré et perpétuel, la mémoire et l’idée de l’œuvre qui fait trace risquent de disparaître...

Internet est révélateur du refus de l’homme contemporain d’accepter ses limites : ce qui est un formidable outil ne doit pas devenir un espace de vie : sinon, c’est l’impasse... Ce serait comme refuser la mort ! Il faut accepter de ne pas se prendre pour des dieux immortels. A force d’avoir accès à tout partout, on court le risque de ne plus rien désirer nulle part. Le désir, moteur de la vie, se construit dans l’attente... Une expérience menée au Japon a consisté à demander à des personnes de choisir un produit, de ne pas l’acheter au moment où ils sont dans la boutique, mais d’attendre une semaine, de revenir et de vérifier si leur volonté d’acheter était toujours aussi forte ;quelques jours plus tard, leur comportement avait changé, elles n’étaient plus dans le même état pulsionnel - celui sur lequel s’appuie la société de consommation à grand renfort de crédits gratuits à paiements différés... La patience et la lenteur sont des terrains finalement subversifs, parce qu’ils favorisent la réflexion dans un monde où la vitesse participe à l’aliénation.

Duras dit : "à force d’être pleine, une page devient vide !" C’est toute la vie contemporaine, qui n’ose plus le vide, la vacance ni le silence, pourtant essentiels à l’équilibre. Il faut échapper au formatage qu’impose la norme comme à la fuite en avant aux allures d’ivresse générale et organisée. Quand on pense au temps de loisirs des enfants, qui n’est souvent qu’une accumulation de consommations, on a envie de revendiquer pour eux le droit à l’ennui ! Quand à la mémoire, comment, aujourd’hui, peut-on vivre sans connaître au moins l’histoire du XXème siècle ? Une étude faite aux Etats-Unis avait montré qu’une grosse majorité de lycéens ne savaient pas qui était Hitler ! Notre époque est vraiment malade : l’homme perd sa mémoire et pas seulement à cause du vieillissement... C’est étrange que la maladie d’Alzheimer, maladie contemporaine, soit justement une maladie qui affecte la mémoire ! Les enfants des cités connaissent-ils leurs parents ? Et leurs grands-parents ? Rien n’est moins sûr. Si on leur demande de raconter un souvenir qui viendrait de leur grand-mère ou de leur pays d’origine c’est au mieux des rires, au pire la panique puisque les liens avec leur histoire sont rompus ! Dans ce cas, comment peuvent-ils se construire une personnalité ? C’est là que l’art intervient, dans la restitution des identités.

Pour alimenter mon travail, je suis deux trajectoires, deux figures quasi-géométriques : d’un côté je bâtis des piles, strates par strates, ce qui me conduit le plus souvent vers l’écriture de listes de toutes sortes, et de l’autre je suis un adepte du cercle. Deux constantes, presque des obsessions. Les listes, j’en fais sur tout ! Car un mot ou un nom en contient d’autres, et cela finit par déboucher sur un réseau de pensées, ou sur un sujet qui cerne les thèmes qui m’intéressent... Quant aux cercles, c’est le rêve en commun, le partage, la troupe…Affinités contenues dans les listes et rayonnement du cercle, ce sont aussi deux principes poétiques qui guident mes distributions, et qu’on retrouve dans mes mises en scène. Si je m’aventurais à définir plus mon travail, je dirai que, à l’instar de la figure littéraire que je préfère, à savoir l’oxymore, j’aime bien pratiquer l’alliance des contraires, quitte à provoquer des électrochocs.. Quand je prends un virage, je dois le prendre sec ! Je ne circule pas sur une autoroute toute droite, mais sur une route de montagne sinueuse, ma méthode est faite d’aléatoire et d’intuition, de doutes, d’audaces et de regards en arrière. J’essaie, au milieu de tout çà, de garder le plus longtemps possible une sérénité intérieure à toute épreuve !

- L’art permet-il encore d’ouvrir des brèches ? d’alerter ?

L’art est inutile, il ne sert à rien, et n’engendre évidemment aucune rentabilité. Les artistes sont là pour planter des questions et c’est aux politiques d’y répondre. L’artiste interroge le citoyen que je suis, tout en restant dans un espace non partisan : l’art délibérément militant se révèle vite une impasse. Ma mission de responsable d’un théâtre est d’éveiller au sens critique. Ici commence le premier acte de résistance : participer à « l’éducation du refus », dire non à la chose imposée par des évidences mercantiles. Les journaux, la télé, les parents vous disent que le monde est comme ça ? Regardez ailleurs, tournez la tête, vous verrez que la fissure existe ! En spéléologie, il faut oser descendre dans une galerie inconnue pour trouver des voies nouvelles, sans même être sûr de pouvoir revenir. Nous n’avons d’autres choix que cette folie-là si nous voulons sortir du piège qui se referme à grands coups de mesures liberticides. Duras disait : "l’important n’est pas de savoir où on va, mais d’y aller". Cette idée d’aller de l’avant, de ne pas s’arrêter aux paliers, (qui pour le théâtre, s’appellent subventions, reconnaissance, institutionnalisation.) est fondamentale pour l’éveil des consciences.

Je pense qu’une vision poétique du monde peut appréhender de plus près la réalité que la vérité factuelle, voire même historique. Les poètes visionnaires qui se situent hors du champ de l’analyse rationnelle peuvent ouvrir des fenêtres sur de nouvelles utopies : grâce à eux on peut regarder dans un autre direction, vers de nouveaux horizons. Voilà ce que j’attends de l’art. Plus prosaïquement, je pense que chacun y trouve ce qu’il ne cherchait pas forcément : la découverte d’une œuvre peut déclencher l’envie de revenir au théâtre, à la bibliothèque, au musée, ou plus simplement encore conduire à une attitude nouvelle face à un événement de sa propre vie. L’intérêt d’être mis en relation très tôt avec des artistes est multiple ! J’étais récemment devant des élèves, accompagné d’un de nos auteur-voyageurs, je leur ai dit : "il se peut que parmi vous, un ou une, dans vingt ans soit à la place de cet auteur, et vous parlerez à votre tour de ce que vous écrivez... On vous demandera pourquoi vous écrivez, et vous répondrez : "parce qu’un jour, à Saran, en classe de 4ème, quelqu’un est venu me parler d’écriture !" Notre responsabilité est là, toute rencontre peut être déterminante : c’est sur ces éventuels déclenchements que je veux travailler !"

Propos recueillis par Rémi Daviau,
ATTAC 45.

Le site du Théâtre de la Tête Noire.