En Amérique latine, le temps des cerises, par Christian Weber (mars 2006) Paru dans Bâbord de Loire n°42, mars 2006

 
En France, sans doute en Europe, en tout cas à Orléans ceux qui luttent pour un autre monde plus humain ont l’impression d’avancer à reculons : lois sécuritaires, précarisation des contrats de travail, directive Bolkestein, couvre-feu pour les jeunes... Et une alternative politique douteuse se profile aux prochaines élections. Or, pour sortir du pessimisme ambiant, il suffit de regarder outre Atlantique vers l’Amérique latine : une révolution pacifique et démocratique est en marche, le recul de l’impérialisme US sensible, même si celui-ci n’a pas dit son dernier mot.

Pourquoi là bas et pas (encore) ici ? Pour avoir suivi de près l’évolution du Nicaragua depuis la période sandiniste (1984 — 1990) je considère que la réponse est claire : les USA prennent les pays du continent américain comme leur arrière-cour et en font une un terrain d’extension du capitalisme le plus dur. Les réactions des peuples soumis à la poigne destructrice du FMI et de la Banque mondiale ont souvent été violentes, mais la tactique de la guérilla n’a jamais pu être la plus forte (sauf à Cuba). L’appauvrissement des pays, le démantèlement des structures de santé et d’éducation sont devenues telles [1] qu’une réaction en chaîne s’est produit ; elle s’est traduite dans les urnes.

 

Un rappel d’histoire récente.

1998. Élection d’Hugo Chavez au Venezuela. Il est réélu en 2000 suivant la nouvelle constitution de la « République bolivarienne du Venezuela » et encore une fois lors du référendum révocatoire du 15 août 2004. En dépit d’une opposition qui maîtrise les principaux médias et le syndicat majoritaire (grèves dures fomentées par la droite), Chavez, s’appuyant sur une base populaire, a réussi à :
 instaurer une démocratie participative,
 partager les terres cultivables,
 assurer un réseau de distribution alimentaire,
 développer les micro crédits,
 mettre en place de grands programmes sociaux particulièrement dans le domaine de la santé, avec le soutien de 15 000 médecins cubains, et de l’alphabétisation, qui concerne 1 250 000 vénézuéliens,
 impliquer chaque branche des forces armées dans les différents programmes de développement. 

2002. Élection de Lula au Brésil, porté par le Parti des travailleurs - même si par la suite Lula a fait de larges concessions aux institutions financières dominées par les Etats-unis. 

2003. Élection de Nestor Kirchner en Argentine. Il s’oppose clairement au néolibéralisme, appelle la population au boycott de Shell. Résistant au FMI, Kirchner a déclaré un moratoire sur la dette privée qu’il lève en mars 2005, après que les créanciers eurent accepté de renoncer à 65,5% de leur dû.

2004. Élection de Taboré Vasquez en Uruguay, qui souhaite renforcer l’unité des pays d’Amérique du sud en s’opposant au libre-échange dominé par les USA. 

2005. Le 18 décembre, élection de l’Indien Evo Morales en Bolivie. Il s’appuie sur un mouvement social unifié autour de quatre revendications :
 convocation d’une assemblée constituante (comme au Venezuela),
 rejet des traités de libre-échange,
 expulsion de la transnationale Aguas de Illimani (Suez- Lyonnaise des eaux),
 vote d’une loi sur les hydrocarbures, imposant un impôt de 50% aux exploitants transnationaux.

Evo Morales affirme « Le pire ennemi de l’homme est le capitalisme. C’est ce qui provoque des soulèvements comme le nôtre, la rébellion contre un système, contre un modèle néolibéral, qui incarne le capitalisme sauvage. Si le monde entier ne se rend pas compte de cette réalité (le fait que les états ne fournissent même pas le minimum en matière de santé, d’éducation, de nourriture), alors les droits de l’homme le plus fondamentaux sont bafoués chaque jour ». En visite à Paris début janvier 2006, Evo Morales ajoutait : « Nous nous sommes organisés pour changer ce système mais dans un cadre démocratique, par le vote, pas par les armes. Et si je le dis c’est parce que le gouvernement des États-Unis nous traite de terroristes, de narcotrafiquants. C’est vrai que ces accusations sont blessantes mais elles ne nous effraient pas. Mon expérience me dit qu’il vaut mieux être avec le peuple qu’avec l’Empire. Ses représentants, au lieu de nous sataniser devraient être reconnaissants à notre mouvement politique car je suis convaincu que si la Bolivie n’a pas de mouvement comme les FARC ou le Sentier lumineux, c’est grâce à ce mouvement politique, qui émane des peuples et les incite au changement par les urnes et non par les balles ».

2006. Le 15 janvier, élection de Michelle Bachelet à la présidence du Chili, sur un programme de réformes sociales, même si la sympathie du PS chilien pour Tony Blair risque d’être un frein dans leur mise en œuvre.

En 2006 d’autres élections présidentielles suivront : Costa Rica (au premier tour en février un libre échangiste est arrivé en tête), Pérou en avril, Colombie en mai (le président Uribe, pro-US, risque d’être réélu), Mexique en juillet (le PRD, de gauche, soutenu par les mouvements populaires — mais pas par les zapatistes — pourrait l’emporter sur l’actuel conservateur, Vicente Fox), Brésil en octobre (Lula jouera sa réélection), Nicaragua en novembre (victoire possible des sandinistes sur un programme révolutionnaire bien édulcoré) et Venezuela en décembre (Chavez devrait être réélu).
 

Construction d’une alternative au néolibéralisme.

La doctrine du libre-échange est le fer de lance de la domination US, comme de celle des conservateurs européens. Washington ambitionnait d’étendre à tout le continent américain l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), signé entre le Canada, les USA et le Mexique le 17 décembre 1992 — et à l’origine du mouvement zapatiste. Les Etats-Unis, qui ont rencontré des difficultés, y compris internes, par pour généraliser l’Alena, ont inventé en 1994 la zone de libre-échange des Amériques (ZLEA en français, ALCA en espagnol et portugais). On se souvient de l’humiliation infligée en novembre 2005 à George Bush, qui, lors du sommet des chefs de gouvernement des Amériques à Mar del Plata (Argentine), avait tenté d’imposer une généralisation de l’ALCA. Il faut dire que dès 1991 les pays d’Amérique du Sud avaient créé des accords d’échange non soumis à l’hégémonie des multinationales états-uniennes : c’est le Mercosur, ou marché commun du Sud, avec les membres permanents suivants : Argentine (1991), Brésil (1991), Paraguay (1991), Uruguay (1991) et Venezuela (2005). Se sont associés : la Bolivie (1996), le Chili (1996), le Pérou (2003), la Colombie (2004) et l’Équateur (2004). Le Panama et le Mexique ont prévu de rejoindre le Mercosur.

Avec l’entrée du Venezuela en 2005 dans le Mercosur l’intégration économique évolue vers la solidarité. Lors du sommet de Cuzco Chavez a proposé, avec son langage imagé « La politique comme locomotive, le social comme drapeau, l’économique comme rail et la culture comme combustible » : c’est clairement vouloir subordonner l’économie — le libre-échange — aux objectifs politiques.

Pour amorcer cette nouvelle orientation le Venezuela a initié en avril 2005 à un accord de coopération d’un autre type appelé « Alternative bolivarienne pour les Amériques, ALBA (qui veut aussi dire aube en espagnol), signé avec Cuba. L’ALBA veut substituer de nouvelles valeurs comme fondement des accords. Elle remplace les « avantages comparatifs » [2], base de l’ultralibéralisme à l’origine de la dépendance alimentaire de la plupart des pays du sud vis-à-vis des multinationales du Nord, par les « avantages coopératifs », tenant compte des particularités locales et créant des solidarités régulées par les états.

Les premiers résultats de l’ALBA se font déjà sentir tant au Venezuela qu’à Cuba. Grâce au soutien de plus de 15 000 médecins cubains la révolution bolivarienne alimente l’un des plus importants programmes sociaux du pays. De son côté Cuba reçoit 80 000 barils de pétrole a prix préférentiel et y trouve une chance de pouvoir desserrer le blocus US.

Ces échanges montrent qu’à l’échelle de grands pays un commerce « juste » et équitable est possible : « chaque pays livre ce qu’il est en mesure de produire dans de bonnes conditions et reçoit, en retour, ce dont il a besoin, indépendamment des prix du marché ». L’ALBA s’oppose à la suppression des droits de douane, les considérant comme un moyen de protéger les productions locales.

L’ALBA, qui doit s’étendre à d’autres pays (sûrement la Bolivie en premier) à lancé des projets de grande envergure, s’attaquant aux principales faiblesses du continent : la suffisance énergétique et le monopole de l’information. Si la réalisation de PETROSUR, réunissant les entreprises publiques d’Argentine, de Bolivie, du Brésil, l’Équateur et du Venezuela, n’a pas encore effectivement démarré, par contre une chaîne de télévision continentale, TELESUR, a été lancée en février 2004 ; elle émet depuis le 25 juillet 2005, avec quatre pays fondateurs : Venezuela, Argentine, Uruguay, Cuba et avec le soutien du Brésil. Elle représente bien plus qu’une « anti-CNN ». Les Vénézuéliens l’appellent familièrement « Al Bolivar », en référence à Al Jazzera. La preuve de l’influence de Telesur : le congrès US a autorisé Bush à brouiller ses émissions, qui feraient perdre au champion de la « liberté d’expression » leur monopole sur l’information. 
 

Ombres et perspectives.

Jusqu’ici l’opposition des USA à l’arrivée au pouvoir par les voies démocratiques de gouvernements contestant leur impérialisme n’a pas réussi à retourner la situation. Les Etats-Unis ont pourtant soutenu la tentative de coup d’état du 11 avril 2002 pour destituer Chavez et Condoleezza Rice affirme que les pays d’Amérique latine « devraient rester vigilants sur le risque que représente le régime » qu’il y a une « force négative dans la région ». Elle qualifie le président Chavez d’ « ex-rebelle ». Ce à quoi celui-ci réplique : « Elle se trompe. Je ne suis pas un ex-rebelle. Je suis un rebelle ». Fin connaisseur de l’Amérique latine, Maurice Lemoine considère que le danger majeur peut venir de Colombie — la Colombie étant considérée dans la stratégie du US comme l’Israël de l’Amérique latine. Le plan Colombie, auquel a été joint le plan patriote, déploie les militaires et les conseillers US le long de la frontière vénézuélienne. Une chaîne de télé émettant de Miami a affirmé, sans être contredite officiellement, que « le problème Vénézuéliens se solutionnait avec un fusil à mire télescopique ».

Il faut aussi insister sur la spécificité de la « révolution bolivarienne » que nous avons parfois du mal à comprendre. Il n’existe pas au Venezuela un vaste mouvement social organisé (comme la CONAIE équatorienne, les Cocaleros boliviens, le mouvement des Sans-terre brésilien ou les zapatistes au Chiapas), mais une multitude d’initiatives populaires dont Hugo Chavez et l’unique coordonnateur, parlant et agissant en direct lors de son émission TV « Allô Presidente », qui dure facilement entre quatre et six heures chaque dimanche. Mais le manque d’articulation et de centralisation du mouvement social fait aussi sa force : il explique le succès qu’ont connu les mouvements de pauvres Vénézuéliens face au coup d’état et au lock-out pétrolier, les deux principales initiatives des élites qui auraient triomphé si elle n’avait eu affaire qu’au seul appareil d’État.

Le socialisme voulu par Hugo Chavez est hors normes européennes. Lors de son discours largement ovationné au Forum social mondial (FSM) de janvier 2005, Chavez a déclaré : « Je deviens chaque jour plus convaincu, il n’y a plus de doute dans mon esprit, et comme beaucoup d’intellectuels l’ont dit : il est nécessaire de dépasser le capitalisme. Cependant, le capitalisme ne peut être dépassé dans le cadre du capitalisme lui-même, mais à travers le socialisme, le véritable socialisme, avec l’égalité et la justice. Je suis convaincu que cela peut se faire de façon démocratique — mais pas avec le genre de démocratie qu’impose Washington ». Le Venezuela s’efforce de mettre en place une économie sociale : « Il est impossible, dans le cadre du capitalisme, de résoudre les graves problèmes inhérents à la pauvreté de la majorité de la population mondiale. [...] Nous devons nous réapproprier le socialisme en tant que tel et tant que projet — mais un nouveau type de socialisme, un socialisme humaniste, qui place au-dessus de tout les hommes, et non les machines ou l’Etat. C’est le débat que nous devons promouvoir à travers le monde, et le Forum social mondial est un bon endroit pour cela ».

Lors du FSM de Caracas en janvier 2006, Chavez a été plus loin en déclarant : « Je crois que dans le Forum nous devons impulser la création d’un grand mouvement articulé, mondial, anti-impérialiste et alternatif de lutte. [...] Nous ne pouvons pas perdre de temps, il s’agit d’essayer de sauver la planète, en changeant le cap de l’histoire, en construisant un mouvement authentiquement socialiste sur la planète ». Ignacio Ramonet reprend cette affirmation dans son éditorial de janvier 2006 du Monde diplomatique : « Pour nombre de participants, le Forum ne pouvait plus continuer à être seulement un espace de rencontres et de débats ne débouchant pas sur l’action ; il devrait également créer les conditions d’un passage à l’acte politique par l’élaboration d’un socle minimal, faisant à la fois sens et projet, d’alternatives aux politiques néolibérales, et incorporant les objectifs communs des citoyens du Nord et du Sud. Faute de quoi il risquait de se dépolitiser et de se folkloriser ». Cette évidence est loin d’être partagée au sein des groupes ATTAC. Là aussi on doit à Hugo Chavez le mérite de vouloir construire une alternative au néolibéralisme hors des sentiers battus.
 

Le futur du Nord dépend du Sud.

On aura compris à quel point nous sommes concernés par la résistance au néolibéralisme des latino-américains et leur construction d’une alternative. Là encore je laisse Chavez parler : « Le futur du Nord dépend du Sud. Si on ne fait pas devenir un monde meilleur, si on échoue et si, face aux fusils des marines américains et aux bombes meurtrières de M. Bush, il n’y a pas de coordination et d’organisation dans le Sud de pour résister à l’offensive de l’impérialisme, de sorte que la doctrine de Bush est imposée au monde, celui-ci sera détruit ». Un vent d’espoir s’élève. Laissons nous emporter !

Notes

[1] Entre 1980 et 2003, le chômage officiel a bondi de 7,2% à 11 %, le salaire minimal a chuté en moyenne de 25% et le travail informel a crû de 36% à 46%, dans la région du monde où l’inégalité sociale est la plus grande (10% de la population monopolise 48% du revenu et les 10% les plus pauvres se partagent à peine 1,6% de ce total).

[2] La théorie des avantages comparatifs a été énoncée par l’économiste David Ricardo, en 1817 : tout pays a intérêt à être libre-échangiste, même s’il n’a d’avantage absolu nulle part. Chaque pays se spécialise dans la production où il possède un avantage relatif, c’est-à-dire là où il est relativement le meilleur ou le moins mauvais. Il faut savoir renoncer à ses avantages les plus faibles pour tirer parti de ses avantages les plus forts. Par exemple un pays n’a pas intérêt à produire du riz s’il peut en importer à meilleur prix.

Références

 BILBAO Luis (2005).- Chavez et la révolution bolivarienne. Le temps des cerises, 203 p., 12 €.
 COLUSSI Marcelo (2005).- L’ALBA : une alternative réelle pour l’Amérique latine. Arcal, 17 mai 2005.
 JARDIM Claudia (2005).- Par et pour les Latino-Américains. Le Monde diplomatique, supplément « Le Venezuela bolivarien », juin 2005.
 JARDIM Claudia (2005).- Terres et hommes libres. Le Monde diplomatique, supplément « Le Venezuela bolivarien », juin 2005.
 KATZ Claudio (2004).- Au-delà du néolibéralisme. Risal, 17 mai 2004.
 LAMBERT Renaud (2005).- Médias contre médias. Le Monde diplomatique, supplément « Le Venezuela bolivarien », juin 2005.
 LAMBERT Renaud (2005).- Telesur : le « Sud » s’arme pour renverser le monopole médiatique du « Nord ». Acrimed, 13 déc 2005.
 LEMOINE Maurice (2005).- Chavez Presidente ! Flammarion, 864 p., 25 €.
 LEMOINE Maurice (2005).- Coup de tonnerre à La Paz. La Bolivie indienne rejoint la gauche latina. Le Monde diplomatique, Dossiers d’actualité, 22 déc. 2005.
 LEMOINE Maurice (2005).- Lignes de fracture en Amérique latine. Le Monde diplomatique, juin. 2005, p. 24-25.
 LEMOINE Maurice (2005).- Puissant et fragmenté, le mouvement social bolivien. Le Monde diplomatique, nov. 2005, p. 14-15.
 LEMOINE Maurice (2005).- Sous le regard de Washington, Menaces sur le président vénézuélien. Le Monde diplomatique, Dossiers d’actualité, 9 mars 2005.
 LOPEZ MAYA Margarita (2005).- Une démocratie participative. Le Monde diplomatique, supplément « Le Venezuela bolivarien », juin 2005.
 MARCOS sous-commandant (1997).- Pourquoi nous combattons ; Manière de voir, No 83, oct-nov 2005.
 MILLER Jason (2006).- Bolivie, 18 décembre : Evo Morales dit « No mas ». Le grand soir info, 20 fév. 2006.
 NOUVEL OBS (2006).- Caracas : Chavez investit le Forum social, 28 janv. 2006.
 PARVEX Ricardo (2006).- Micelle Bachelet. L’espoir de justice. Volcans, No 61, p.4-5.
 RAMONET Ignacio (2006).- Caracas. Le Monde diplomatique, janv. 2006.
 SADER Emir (2006).- Alternatives latino-américaines. Le Monde diplomatique, fev. 2006.
 SADER Emir (2005).- Rendez-vous manqué avec le mouvement social brésilien. Le Monde diplomatique, janv. 2005
 SEOANE José (2005).- Amériques : Convergences contre le libre-échange. ; Manière de voir, No 84, p. 13-15.
 VOLCANS (2006).- Indien, cocalero et président. Autoportrait d’Evo Morales, No 61, p. 6-7.
 WOODS Allan (2005).- Chavez : « le capitalisme doit être dépassé ». La Riposte, 22 fév 2005.
 ZIBECHI Raùl (2006).- Hugo Chavez et les mouvements sociaux ou le temps des ambiguïtés. Risal, 15 fév. 2006.